Le Naïf aux quarante enfants

Je me mis à penser à Eliane. J'avais continué à la retrouver le samedi et le dimanche à Paris. Mais, ce mois-ci, j'avais manqué exprès une semaine. Ces voyages commençaient à me peser. Je voulais l'habituer à les espacer. Peu à peu je n'irai plus qu'une fois tous les quinze jours, puis une fois par mois, puis une fois tous les mois et demi. Je préparais un calendrier de l'abandon.

J'étais donc si bouleversant que ma seule vue pouvait induire en tentation ! J'étais un de ces princes d'amour dont le seul regard renverse les femmes dans la volupté!....

Ils se rangèrent comme je l'avais dit. Alors je me promenai lentement sur leur flanc et les inspectai. Corseté dans ma petite taille, le mollet impitoyable, le talon sec, je me sentais un Bonaparte à Toulon.
Une tentation militaire me gagna. Devais-je dire : En avant ? si l'un deux ajoutait Marche! tout s'écroulait. Devais-je me borner au civil et anodin Entrez!
Quelqu'un pourrait chuchoter un après vous, je vous en prie!
J'ouvris la porte que j'avais refermée derrière moi. Et, d'un geste immense et lent où je mis toute la noblesse antique et la fermeté inexorable de la statue du Commandeur, je leur fis signe d'entrer.

Alors la rage de Loipelle ne connut plus de bornes. Possédé, hors de lui, en hurlant des "carogne!" et des "pendarde!" qu'il ajoutait au texte, il se mit à barbouiller Toinette. Les applaudissements crépitèrent. Dans la sueur et dans le feu il avait retrouvé la spontanéité de la Commedia dell'Arte.
Ce fut le moment que choisit le concierge pour venir porter le cahier des absents. La coïncidence était si forte qu'elle semblait voulue par Molière. Le concierge, instrument de l'Administration, entrait, poussé par l'auteur, dans notre brasier.
Il planta son pilon dans le plancher et s'arrêta sur le seuil. La stupeur lui peignait des sourcils en accents circonflexes. A travers le nuage il me cherchait. Il éternua violemment et posa son cahier pour se moucher. Puis il se cura longuement le nez et cracha dans son mouchoir avec emphase.
"Eh ben! dit-il, on se croirait en Champagne pouilleuse!...
- Ououh! jambe en bois!" hurlèrent les élèves.
Il sursauta. Il lança un tonnerre de pilon sur le plancher, puis plusieurs coups espacés comme du morse. On voyait la colère monter le long de sa jambe de bois ("elle est plus vivante que l'autre", disait-il) jusqu'à son crâne.
"Petits merdeux! s'écria-t-il en s'avançant violemment. C'est pour vous que je me suis fait casser la gueule et vous vous foutez de moi!...)
Pendant la Grande Guerre il avait été enterré par un obus. La commotion avait disloqué son système nerveux. On pouvait tout craindre.

A la mort de Jésus le voile du Temple se déchira, la terre trembla, les sépulcres s'ouvrirent. De même, à chaque rentrée des classes, en signe de deuil, le ciel me semblait envelopper la terre d'un brouillard. Même au coeur de l'hiver je ne me sentais jamais aussi transi.
Les deux jours précédents déjà je frissonnais en lisant sur les boutiques les mots rentrée des classes. Je ne comprenais pas que les grandes personnes eussent la cruauté de jouer avec cette formule qui me glaçait.
Mais je pensais que cette panique était le lot des élèves. Les professeurs qui, eux, détenaient le pouvoir, devaient y échapper. Au moment de déclencher le couperet de la guillotine, Deibler ne connaissait pas les mêmes affres que le condamné.
Maintenant j'étais professeur. Et je frissonnais comme autrefois. (...)