J'avais beau regarder de tous mes yeux, face à cette peinture, je n'y arrivais pas. J'étais trop chargé: sans doute fallait-il que je me débarrasse de mes pensées, que je fasse le vide et me dénude intérieurement. J'ai fermé les yeux pendant quelques minutes: j'avais compris, cette nuit, qu'on ne se met à voir qu'après en être passé par le noir.
Le Z est une lettre alchimique qui évoque la foudre. Elle m'exaltait. J'y voyais un signe d'élection, celui que portent les pirates et les princes mélancoliques. Peut-on habiter une lettre? J'aurais voulu me transporter tout entier jusqu'à ce Z, arpenter sans fin son paysage multicolore, m'absorber dans me rose et le bleu.
La nuit contient des éclats qui se contredisent : on se noie dans des mares d'angoisse, les couleurs se crispent en un jus acide où coagule l'absence, et quelques secondes plus tard on se retrouve au contraire aspergé de nuances ; c'est un torrent de violets pâles et de rouges crépitants qui nous inonde alors le coeur. On ne craint plus le prochain tableau, celui dont on redoutait la violence ; on se laisse maintenant porter par ces coulées rose lavande où la lumière se baigne comme dans un miroir ; on évolue de salle en salle, gratifié par le velours des couleurs ; la joie est retrouvée.
« Avec cette fenêtre bleue qui échappe à l’assèchement du monde, Bacon affirme, à sa manière éruptive, un tel miracle, celui de la peinture qui ne cesse de se dresser contre la menace d’un engloutissement du visible. Si le monde n’est pas peint, on n’y verra bientôt plus rien – et peut-être même n’y aura-t-il plus de monde. »
On croit qu’on regarde la peinture, mais c’est soi-même qu’on scrute éperdument.
Que rencontre t on à travers Bacon sinon l'épreuve de vérité que sa peinture exige. p44
Les ombres de la mort, c'est ce qui nous saute aux yeux. Elles ont ici l'allure démoniaque d'un oiseau de proie qui se jette sur un cadavre: Bacon a donné à la flaque noire qui absorbe son amant dans le panneau central la forme d'une goule de vampire.
Je me tiens dans l'intervalle enchanté entre peinture et littérature. C'est là que je respire le mieux. Peu importe que j''éprouve de l'angoisse ou de la joie, quelque chose de plus vaste, de plus calme, de plus violent m'emporte : la nuit et le jour se confondent, et dans l'intensité la lumière ruisselle toujours. Les mots et les couleurs se cherchent, se croisent, s'entrelacent, s'ajustent : en écrivant je me jette à l'eau. C'est un lac inconnu qui s'ouvre sous mes doigts ; et dans ce vide étincelant, je me baigne. C'est ma vraie vie.
S’il y en a un parmi les peintres, qui avait la couronne et qui, chaque nuit, dégringolait de son trône, c’était bien lui ; mais il avait beau s’enivrer dans les pubs et se déchaîner dans les casinos, il restait le roi. Je crois même qu’en se livrant à ces excès, roi, il l’était encore plus.
Ceux qui vacillent et titubent me plaisent ; j’aime tout ce qui glisse.
L’obstination à se tenir debout est une vertu limitée ; on voit mieux le ciel de biais.