Chaque maison juive d’Europe orientale [médiévale], la plus humble, la plus pauvre, avait une planche couverte de livres où de majestueux in-folio pleins de morgue voisinaient avec de timides petits volumes. Et ces livres n’étaient pas un refuge contre la frustration, ni un occasionnel instrument d’édification : ils étaient le foyer d’une force vivante, la course toujours renouvelée d’un continuel travail de l’esprit. Presque chaque Juif consacrait une partie de son temps à l’étude ; il travaillait chez lui, à la maison, ou se joignait à l’un des innombrables groupes qui se constituaient pour étudier en commun le Talmud ou toute autre œuvre de la littérature rabbinique.
On rencontrait des gens qui ne pouvaient commencer à prier avant de s’être rafraîchi quelque temps dans l’atmosphère sublime de la Thora ; on en rencontrait d’autres qui, après la prière du matin, passaient une heure en compagnie de leurs livres avant de partir au travail. Lorsque la nuit tombait, tout le monde oubliait le tumulte et l’agitation de la vie quotidienne et allait étudier au beth ha-midrash.
Et cependant, les Juifs n’ont pas conscience d’être « le Peuple du Livre » ; ils ne sentent pas qu’ils possèdent le « Livre », pas plus qu’on ne sent qu’on possède la vie. Le Livre, la Thora, était leur essence même, tout comme eux, les Juifs, étaient l’essence de la Thora.
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Bon nombre d’entre eux vivaient dans une misère épouvantable, angoissés de soucis sans fin. On trouvait partout des tavernes regorgeant d’eau-de-vie ; mais les ivrognes étaient rares parmi les Juifs. Quand venait le soir et qu’on voulait « tuer le temps », on ne courait pas au cabaret prendre un verre : on allait s’absorber dans un livre ou bien on rejoignait quelque groupe qui s’abandonnait à la joie d’étudier les livres vénérés – avec un maître, ou sans maître. Le corps épuisé par les tâches quotidiennes se penche sur les volumes ouverts, dodelinant à l’austère musique du Talmud en quête de vérité, ou aux douces mélodies de l’exemplaire piété des sages d’autrefois. (pp. 34 & 36)
Pour eux [les Juifs ashkénazes médiévaux], l’Histoire n’était qu’une parabole. Les objets étaient des palimpsestes, et le ciel la tangente au cercle de tous les évènements. Ils portaient la certitude que tout est une allusion à quelque aspect du transcendant, que ce qui se manifeste à l’esprit n’est que la fine écorce de ce qui demeure celé ; et souvent ils préféraient conquérir un point d’appui sur les bords mystérieux de la profondeur, au risque même d’abandonner le sol ferme du superficiel.
Les mots de la Thora, pensaient-ils, ne sauraient être saisis par l’interprétation littérale. Rien ne peut être pris littéralement, ni l’Écriture, ni la nature. Personne, vécût-il mille ans, ne serait capable de sonder les mystères du monde. Rabbi Nathan Spira de Cracovie (XVIIe siècle), l’auteur de « Révélation des Profonds Secrets », donne deux cent cinquante-deux interprétations différentes du Pentateuque où Moïse sollicite de Dieu la grâce d’entre en Terre Promise. Un mot de la Bible, une coutume, un dicton foisonnaient de significations. L’évidence semblait trop superficielle pour être vraie. Seul le mystère possédait un degré suffisant de probabilité ; ce qui était plat, sans profondeur était inconcevable. En toute chose, ils découvraient un sens caché.
Même dans les parties de la Bible qui traitent des lois civiles ou criminelles, ils trouvaient de profondes énigmes. Les noms de villes et de pays se révélaient pleins d’allusions. On alla jusqu’à dériver le nom yiddish de la Pologne, Polin, des deux mots hébreux : po lin, « ici demeurer », mots écrits au ciel sur un papier que les rescapés d’Allemagne découvrirent dans leur fuite vers l’Est à l’époque de la Peste Noire et des massacres de Juifs qui l’accompagnèrent. On racontait aussi que sur les feuilles des arbres étaient inscrits des Noms sacrés, que dans les branches se cachaient des âmes errantes en attente de la délivrance que leur apporterait quelque Juif pieux qui, passant par-là, s’arrêterait pour dire sous l’arbre la prière du soir. (pp. 45-47)
Pour la piété juive, l’ultime dualité de l’homme n’est pas celle de l’esprit et de la matière, mais celle du sacré et du profane. Nous avons si longtemps vécu dans le monde du profane que nous sommes accoutumés à l’idée que l’âme est un automate. La loi du Sabbat tente de faire entrer notre corps et notre âme dans le domaine du sacré. Elle s’efforce de nous enseigner que l’homme n’est pas seulement en rapport avec la nature, mais aussi avec le Créateur de la nature.
Qu’est-ce que le Sabbat ? L’esprit dans le temps. Par notre corps, nous appartenons à l’espace ; notre esprit, notre âme prennent leur essor vers l’éternité, aspirent au sacré. Le Sabbat est une ascension vers les sommets. Il nous permet de sacraliser le temps, d’élever le bien au plan du sacré, d’apercevoir le sacré en nous abstenant du profane.
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L’homme subit une transformation le jour du Sabbat : la veille au soir, le Seigneur donne à l’homme une nashama yeterah et Il la lui reprend à la fin du Sabbat, ainsi que nous l’enseignait au IIIe siècle Rabbi Siméon ben Laquish (Betza, 16a ; Ta’anith, 27b). Neshama yetera signifie esprit supplémentaire ; on traduit généralement cette expression par « âme supplémentaire ». Quel est le sens précis du terme ?
Certains penseurs le considèrent comme l’expression figurée d’un surcroît de spiritualité, ou de bien-être et de bonheur. D’autres croient à la réalité d’une entité spirituelle, d’une âme seconde, accordée au corps de l’homme le septième jour. « L’homme reçoit en ce jour une âme supplémentaire, céleste, une âme qui est toute perfection, selon le modèle du monde à venir » (Zohar, II, 88b). C’est « l’esprit saint qui plane sur l’homme et le pare d’une couronne semblable à celle des anges », qui est accordée à chacun selon ses mérites. (pp. 179-180 & 188-189)
La Bible s’intéresse au temps plus qu’à l’espace. Elle voit le monde selon les dimensions du temps. Elle s’étend sur les générations, les événements, plus que sur les pays les choses ; elle s’intéresse à l’histoire plus qu’à la géographie. Pour comprendre l’enseignement de la Bible, il faut admettre comme prémices que le temps possède sa signification propre et son autonomie..
La vie spirituelle entre en décadence lorsque nous ne parvenons plus à ressentir la grandeur de ce que le temps contient d’éternel.