Strawl retourna les braises agonisantes du matin puis vida dessus le reste de son café. La journée était encore fraîche, l'atmosphère oppressante de la veille avait laissé la place aux hautes pressions et à un ciel bleu. Il ferma les yeux pour les reposer après leur avoir fait subir la fumée de son feu de bois. Il se rappela avec envie la vision que possédaient ses premiers éclaireurs indiens. Ils percevaient des nuances de marron et de vert que personne ne parvenait à distinguer à part eux, ainsi que les formes susceptibles de se déplacer et les espaces qu'elles traversaient.
Pour Strawl, la valeur d'un individu se résumait à ses talents de boucher ; certains coupaient et désossaient leurs heures et leurs années sans réfléchir, et s'étonnaient même de découvrir du sang, tandis que d'autres étaient conscients d'avoir à la fois exécuté l'abattage et confectionné la saucisse.
Il se trompait bien sûr.
Je ne connais pas d'homme de cinquante ans digne de ce nom qui n'ait jamais tué quelqu'un.
Le temps qui passe ferait mieux de rester discret.
Votre beauté, c'est du verre, et elle reflète la beauté des autres comme un miroir. Vous êtes un miracle, mais vous ne le savez pas. Vous possédez une âme qui illumine le verre. Et si vous reconnaissiez votre propre lumière, vous pourriez espérer l'amour et le rendre.
Tu n'es qu'un furoncle sur le cul de la planète. Un furoncle de perversité et de démence. Et moi, je suis ici pour crever la pustule.
Les moineaux pépiaient, les perdrix pirouittaient. Un grand hibou strié hulula puis se tut,et au dessus du fleuve, les mouettes criaient et s'agitaient et tournaient, survolant le débarcadère du bac et les boîtes à ordures. Un pluvier protesta et une bartavelle claqua du bec dans les falaises de schiste lorsque passèrent le cheval et son cavalier, simples bribes d'ombre dans la pâle lumière naissante, cheval béni et homme sacré, altérant un instant par leur présence et le chemin et la lumière, avant de disparaître.
Ce qui rendait ivres la plupart des hommes n'était pas le simple fait de boire ; ils s'efforçaient simplement de combler le vide qui était en eux en y versant de l'alcool, mais cette cavité se vidait presque aussi vite qu'elle se remplissait, les contraignant à boire sans interruption ou bien à vivre avec ce vide, ce qu'ils refusaient de faire.
Le savoir, de toute façon, n’était que le pichet grâce auquel l’homme se désaltère. On pouvait en remplir un avec l’arithmétique, un autre avec des mots, et un homme était libre de les échanger et d’étancher sa soif grâce au premier ou au second tout en ne comprenant rien, car chez la plupart des hommes l’esprit est une passoire et non un récipient.
- Moïse a tué plus que sa part avec tous ces fléaux, non? fit Strawl.
- Les fléaux, c'est Dieu qui les a envoyés. Moïse n'a pas versé une goutte de sang du jour où il est devenu le prophète de Dieu.
- Alors, ce n'était pas autre chose qu'un satané politicien, conclut Strawl.