Et d'un coup me revient l'image de la petite fille qui court, nue, la bouche étendue par un cri de douleur, sur la célèbre photographie de Nick Ut pendant la guerre du Vietnam. Cette Napalm Girl court vers moi, les bras ouverts dans la douleur et l'amour. Je reste là, les yeux fixés sur elle. Je la regarde venir. Je ne recule pas.
Comme Naipaul, j'étais donc parti vers les zones de ténèbres. Et comme Naipaul, ce voyage en Inde a brisé ma vie en deux. Je me surprends à enfin saisir le mouvement qui me fait et me défait.
Il y a une heure, Gabriel Lankesh, une journaliste de Bangalore, a été assassinée par balles devant chez elle. C'était une femme formidable et courageuse. Ce meurtre est un message adressé à tous ceux qui critiquent et s'opposent au gouvernement, au moment même où celui-ci échoue sur tous les fronts.
L'ambassadeur lui demande pourquoi la gauche indienne est si peu active. Il est même difficile de savoir qui la représentera aux prochaines élections. La gauche - mais ça arrive ailleurs - s'épuise en querelles internes et, pendant ce temps, le peuple oublie jusqu'à son existence.
Sumita a le visage arrondi et les yeux intenses des Santals, la tribu de cette zone classée comme "maoïste" par le gouvernement. Les Santals sont près de six millions, et pourtant, comme tous les aborigènes adivasis, ils sont invisibles, et maintenus dans l'invisibilité par le pouvoir. En janvier 2015, Priya Pillai, une activiste de Greenpeace a été interdite de voyage au motif de la sécurité nationale. Elle devait se rendre à Londres pour y dénoncer les prévarications que le gouvernement indien fait subir aux Adivasis. "Défendre les plus démunis est désormais un complot pour renverser le gouvernement. "
"Ce que nous voulons, aujourd'hui, c'est la liberté d'être libre."
La liberté d'être libre.
"Mais pour cela, nous devons couper les liens qui nous entravent. Nous devons nous lever contre l'injustice."
"Appartenir à une minorité est un crime, être assassiné est un crime, être lynché est un crime, être pauvre est un crime et défendre ceux qui sont démunis est désormais un complot pour renverser le gouvernement."
Je n'ai plus peur. La peur est le pire ennemi : je comprends enfin ce que voulait me dire Arundhati.
Aujourd'hui, nous allons travailler le "yoga des yeux". [..]
"Avec un peu d'entraînement, tu finiras par voir derrière ton dos."
La réalité, intacte même avec le recul, est que je dois à Manish de m'avoir permis de comprendre l'essence de cette pratique devenue un des outils du soft power de Narendra Modi qui a convaincu l'ONU de faire du 21 juin de chaque année le "jour du yoga". Or, le yoga ne peut en rien être réduit à une pratique sportive ou de bien-être. Il n'est pas innocent. Aussi peu innocent que n'importe quelle pratique religieuse : il est une eucharistie des muscles et du souffle pour rejoindre le divin.