Pourquoi le téléphone sonne-t-il toujours quand vous êtes dans votre bain ? C'est l'un des mystères de la vie.
Je ne répondrai pas. Je vais rester plongée dans cette délicieuse vapeur et le laisser sonner.
Son sourire lui fit penser à la caresse de deux corps, à l'odeur qui se dégageait de son oreiller, un mélange de cheveux emmêlés et de chaleur.
« Vous voulez un cognac ? »
Il fit non de la tête.
« Bien, moi si. »
Elle se leva, se dirigea vers le buffet, prit une bouteille carrée et un verre et les rapporta à la table.
« Je vais m’en mordre les doigts, dit-elle tout en se servant.
- Pourquoi le faire, alors ?
- Parce que j’adore sentir l’alcool chaud descendre au fond de ma gorge. Parce que je sais qu’après un seul verre je dormirai comme une bûche. Parce que j’aimerai avoir l’impression que je suis gentille. Vous ne me donnez pas l’impression que je suis gentille ; peut-être le cognac m’y aidera-t-il. »
Il éclata de rire. « Vous êtes un drôle de numéro. Vous lui auriez sans doute plus. »
Elle éleva son verre vers lui.
« Sláinte.
- A l’éternité. Peut-être vais-je prendre un verre, après tout. Peut-être pourrions-nous être gentils tous les deux pendant un moment. »
À mes pieds, aujourd'hui, la mer se teinte d'argent ; à dire vrai, la regarder plus d'une ou deux minutes me fait mal aux yeux. Tel un énorme animal elle rampe, des rides d'écume blanche se déplacent sur son dos fripé. Je ferme les yeux. Je sens sur moi la chaleur du soleil d'avril et tout de suite après la morsure de ce maudit vent d'est qui souffle d'on ne sait où ; des steppes de Russie, ai-je toujours entendu dire, mais j'ai pour principe de ne jamais croire ce qu'on me dit. Je pourrais rester là les yeux fermés indéfiniment, s'il n'y avait le vent d'est. Il s'engouffre dans mes vêtements et presse sa lame contre les cicatrices, contre les signes visibles de ma mutilation. Je serre mon manteau autour de moi. J'écoute les bruits de la vie normale derrière moi ; les mères qui appellent leurs enfants, l'aboiement des chiens, le pas d'un coureur isolé qui résonne avec un bruit sourd.
Les gens qui n'ont pas souffert n'ont aucun mal à prodiguer des conseils
« Peut-être Clara a-t-elle raison. Peut-être êtes-vous malade dans votre tête.
- Parce que je désire garder le secret ? Qu'y a-t-il de maladif à cela ?
- Vous voulez enchaîner la douleur et la garder au fond de vous, la nourrir, la laisser grandir jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de place pour autre chose.
- C'est mon affaire.
- Pas vraiment. Mon avis est que nous devons conserver notre santé morale et physique afin de remplir nos obligations envers le reste du monde - enfin, envers les gens qui nous aiment et nous font confiance, en tout cas. »
II prit sa cuiller et remua son café. Elle lui lança un regard désapprobateur.
« On ne doit pas remuer un cappuccino », dit-elle.
Je vais me servir un bon verre de côte-rôtie plein à ras bord et...
Encore le téléphone.
Ma mère.
"Bonjour, maman.
- Comment as-tu deviné ?
- Clairvoyance. J'étais dans mon bain.
Je suis moi-même. Je suis Laurence McGrane. Je suis professeur, je sais qui je suis. Je sais que ma femme et mon enfant ont été assassinés. Je sais que je me comporte de façon violente et irrationnelle envers les gens qui disent m'aimer. Je sais qu'un jour je reviendrai à la normalité et que je serai calme, poli et aimable, mais pas encore. Je veux pouvoir crier, m'emporter et haïr, jusqu'au jour où j'en aurai marre de m'apitoyer sur moi-même. Je ne peux pas te donner de date. Alors fous-moi la paix, papa, et cesse de vouloir me guérir.
Il n'y a rien à dire. Trop de gens ont déjà tout dit. Trop de ces foutus mots. Je préfère le silence.
Bon, dit-elle en agitant la main vers lui. Ne me dévisagez pas ainsi. Je ne veux pas entendre parler du Nord, c’est tout. Pas de Nord dans cette maison. Vous pouvez me parler de votre femme, de votre enfant, de votre mère, de vos espoirs et de vos craintes, de vos rêves perdus, mais pas du Nord. Pas de ces conneries de « vidés de nos tripes par l’Histoire ». Ne polluez pas ma maison avec ça. Quand vous aurez envie de ce genre de conversation, nous irons au pub. Ou marcher sous la pluie.