L'Idole

Seul, j'en suis là, à n'avoir aimé personne.Bien trop peur de me livrer pour ça, peur de me perdre dans la désillusion des heures, de faire comme tout le monde, peur des repas pris le soir dans le regard éteint d'une femme, celui-là même qui m'aura ignoré le matin, peur de tenir le présent pour le postulat de l'avenir, de s'inscrire dans le temps, faire des enfants pour souscrire une forme d'élévation...
L'amour est fait pour tout le monde, excepté les paumés, les miteux et les lâches, ceux-là doivent s'aimer seuls ou compter sur l'altruiste désoeuvrement d'une belle âme.

Et c'est là mes frères,mes purs semblables,que se produisit le choc terrible,la secousse de ma vie,le véritable télescopage existentiel,celui qui en intensité les battait tous,un choc qu'à la limite je pourrais qualifier d'épiphanie.Oui c'est au détour d'un zapping anodin que je me pris ma plus vive giclée d'adrénaline,le genre de baffe qui vous desaoule d'un coup,sans même vous laisser le temps de le regretter.

Alors voilà, je m’appelle Frangin, Georges Frangin, pendant des années j’ai cherché du travail à plein temps, sans résultat vraiment, en dépit d’aptitudes considérables, y compris dans des domaines qui ne supposent pas trop d’ambition. J’ai chez moi des tas de documentation du CNED, des tas de demandes d’inscriptions, mais bon, puisque le cinéma est déjà beaucoup demandé et que pilote de ligne ou chirurgien ça ne se peut pas, en attendant ces derniers temps j’ai fait quelques missions, d’intérim s’entend. La dernière en date c’était au salon du tourisme, je concassais des silex en tenue d’homme préhistorique, sur le stand de la région Nord-Picardie, ou Pas-de-Calais. Juste avant j’avais fait le menuisier au salon du bâtiment, à distribuer des prospectus sur les parquets flottants. Pour ce qui est des diplômes, je n’en ai pas. J’ai arrêté le bac au bout de la deuxième fois, et je n’ai subi aucune formation. Voilà. Voilà où j’en suis.

Elle nous précéda dans une salle sans âme qui ne sentait même pas le tabac froid. Chacun devait se présenter à tour de rôle, poser en deux mots le bilan de sa déveine, en toute sincérité, ça ressemblait à une réunion des alcooliques anonymes, le ressort était le même, tous voulaient arrêter de ne pas travailler.

Avant, les artistes étaient des gens qui gagnaient à être connus, alors qu’aujourd’hui ils cherchent simplement à l’être….

Seulement voilà, il est dans la nature de l’homme de pousser plus avant ses déséquilibres, de prolonger abondamment ses ivresses, c’est pourquoi, au lieu de faire demi-tour, je continuai de marcher au milieu du monde et de sa reconnaissance magnifique, j’explorai cette sensation déroutante, cette grâce inédite qu’il y a à voir tout le monde s’étonner que ce soit bien vous qui passiez là.

De jour en jour je m'émerveillais des avantages qu'il y avait à être à ce point célèbre, cela m'ouvrait une préséance, une irradiation qui m'allaient comme un gant, et comblaient prodigieusement ce manque de personnalité qui me lésait depuis toujours. En faisant de moi quelqu'un de célèbre le sort m'attribuait mieux qu'un don, une sorte de réparation, un dédommagement pour toutes ces années passées à n'être que moi. Voilà qui me conférait une vraie valeur, sans que je sache trop laquelle, un peu à la manière de ces tableaux dont on ne saurait dire le prix, mais dont on sent bien qu'on ne pourra jamais se les payer.

Par moments, j'ai le sentiment que l'homme est un assemblage trop subtil pour pouvoir vivre sans l'imparable effroi de son dérèglement. Toute conscience est le laboratoire de ses propres défaillances, tout espoir le refuge de ses désillusions.

..... J'ai le sentiment que l'homme est un assemblage trop subtil pour pouvoir vivre sans l'imparable effroi de son dérèglement.
Toute conscience est le laboratoire de ses propres défaillances, tout espoir le refuge de ses désillusions.

Dites-vous que le procédé de la littérature est tout ce qu'il y a de complexe, entre ce que la télé dit d'un livre, ce que le lecteur en comprend, et ce que l'auteur a voulu dire, il y a des déperditions terribles, ça confine toujours au malentendu, c'est pourquoi il vaut mieux partir sur une idée simple, si possible une idée de départ.