Citations sur La nuit des pères (212)
Mais, grand-frère, nous le savons tous les deux que ça ne veut rien dire, faire son deuil, que c'est une expression pour les magazines, on continue à marcher avec nos morts sur les épaules, avec nos ombres, et rien d'autre. Nous le savons que, chaque matin, il faut se rassembler, se lever, se mettre en marche, quoi qu'il en coûte. Que la douleur est un archipel dont on n'a jamais fini d'explorer les passes et les courants. Qu'elle est inépuisable. Lente, féroce et patiente comme un fauve.
On ne sait jamais quoi faire du chagrin des autres.
Je parle vite, on me le fait souvent remarquer, j’ai la voix grave, et les mots se précipitent pour aligner des phrases que je laisse parfois en suspens, parce qu’elles sont achevées dans ma tête et que je crois les avoir prononcées. Je parle vite parce qu’il fallait être rapide pour retenir ton attention, mon père, tellement rapide, avant que tu repartes dans tes mondes de roche et de solitude.
Un jour, j’ai lu une histoire qui m’a fait trembler. Turin, le 3 janvier 1889, piazza Alberto. Le jour où Nietzsche s’est jeté à la tête d’un cheval de fiacre épuisé, frappé jusqu’au sang par son cocher, jusqu’à s’écrouler au sol, jambes brisées. Nietzsche a enlacé le cheval comme un frère humain, il l’a embrassé dans un geste de consolation impossible, désespéré. Ensuite, il s’est écroulé, a perdu conscience. La grande absence. Tout a lâché, le corps et l’âme, la maladie mentale ne l’a plus quitté, jusqu’à la fin, dix ans plus tard. Humain, trop humain, je crois que j’ai compris là ce que ça pouvait vouloir dire.
Il faut beaucoup d'amour pour résister à toutes les érosions.
J’ai aimé la transparence de l’eau, j’ai aimé la pénétrer, flotter, plonger, remonter, descendre, toujours plus loin. M’y fondre, m’y dissoudre. Échanger mes poumons contre des branchies, ma peau contre des écailles, peut-être. Voir. Voir encore, toujours plus loin, toujours plus profond. La vie enfouie, la vie secrète, l’étrangeté des plantes et des bêtes qui y vivent. Je n’avais pas peur. Aujourd’hui, c’est différent.
Mais, grand frère, nous le savons tous les deux que ça ne veut rien dire, faire son deuil, que c’est une expression pour les magazines , on continue à marcher avec nos morts sur les épaules, avec nos ombres, et rien d’autre. Nous le savons que, chaque matin, il faut se rassembler, se lever, se mettre en marche, quoi qu’il en coûte. Que la douleur est un archipel dont on n’a jamais fini d’explorer les passes et les courants. Qu’elle est inépuisable . Lente, féroce et patiente comme un fauve.
De la pointe j'effleurais ma peau, caresse d'acier, et je traçais à l'intérieur de mes bras de longues lignes d'où le sang finissait par affleurer, comme des larmes de couleur vive qui partaient se perdre sur la blancheur de ma peau en écrivant des lignes sinueuses. Alors, tout ton amour contenu dans cet objet pénétrait mon corps par ces incisions. À force, il finirait bien par m'envahir tout entière, j'en étais certaine.
Je me souviens de notre arrivée au matin, de la lumière dans la baie d’Alger, oui, surtout ça, la lumière. Et du bleu encore, du blanc, comme je n’en avais jamais vu. Les yeux plissés, la main en visière, à nous demander ce qui allait advenir de nous et à veiller en même temps sur nos affaires.
(La Loupe, pages 193-194)
On n'oublie jamais ce qui nous a terrorisé, on tente juste de fermer la boîte. Et ça ne marche jamais.