Citations sur L'heure et l'ombre (22)
Mais elle est entrée dans la mer. Elle est entrée dans la mer, de tout son corps, et je me souviens encore, au moment où je te parle, combien ce mouvement banal m’a paru exorbitant. Contrairement à l’impression qui l’avait précédée, cette vision m’a permis de mesurer à quel point Sylvie était réelle, réelle à hurler.
J’étais comme celui qui a contemplé son désir dans le miroir magique, qui veut le conserver pour lui seul, et que les regards qu’il lui jette, sans pouvoir se retenir, finissent par ronger jusqu’à l’âme.
Nous nous enfonçons dans le simulacre. Les gens qui vivent dans cette société font de leur vie une fiction, et ils y assistent, de l'intérieur, comme devant leur écran. Quand ils font l'amour, quand ils jouent au football, ça n'a plus de réalité, c'est encore la télé. (p. 201)
Dans le double living-salle à manger, des photographies de mes hôtes hilares, de part et d'autre de leur fils impassible, colonisaient les cheminées et les étagères. Ils avaient l'air si fiers de figurer sur la photo en même temps que leur vedette favorite que je me suis surpris à me demander pourquoi il ne les leur avait pas dédicacées. (p. 178)
Je me perdais dans les labyrinthes divers que démultipliait les discours inextricables d'agents EDF en proie au dédoublement et à la contradiction, de clercs de notaire atteints de byzantinisme aigu, d'employés d'assurances évasifs, de fonctionnaires des impôts moins concrets que des ectoplasmes. Et je ne vivais encore qu'une préhistoire de l’administration. (p. 170)
L'homme était fait pour remplir des dossiers, tel était son destin, le sens de sa présence sur terre, son statut métaphysique. L'homme est une espèce vivante qui a développé une main préhensible afin de cocher les cases et d'informer les rubriques, il a inventé l'imprimerie afin de multiplier les dossiers, l'électricité pour photocopier les pièces, la politique et le droit pour faire proliférer les lois et règlements, l’État pour qu'il exige des documents. (p. 169)
Ma niaiserie me fait honte. Comme si tout cela pouvait exister encore. Il n'y a plus de temps. L'humanité a vécu des siècles dans l'épaisseur du temps. Le passé creusait partout des puits obscurs, dont on n'apercevait pas le fond. C'est fini à présent. Pour la première fois dans l'histoire, c'est fini. Le passé est récuré pour décorer le présent. On en a fait un passé d'agrément, aménagé pour des excursions pédagogiques. Il sert de décor à des films et à des romans. Mais son ombre ne nous suit plus, ne se penche plus, le soir, sur notre sommeil. Elle s'est retirée de nos vies. Quant aux aïeules des contes, qui accommodaient des substances étranges dans des cuisines noires, elles font du stretching et portent des caleçons moulants. Nous sommes exilés des mythes.
J'étais revenu à cet été, où Julien, Sylvie et moi nous baignions, à Saint-Savin. L'odeur des pins, je la respirais intacte. J'entendais les voix calmes qui s'élevaient de l'autre côté de la haie, dans lesquelles l'heure à la fois recueillait sa qualité, la longueur de ses ombres, la fraîcheur de son air, et s'immobilisait, comme saisie par la conscience de ce que son fil fragile supportait d'éternité.
Même si je devenais héros, prince charmant, amant adulé, aucun sortilège ne me donnerait la capacité absorbante d'une serviette de toilette. De cette simple serviette de toilette avec laquelle elle s'épongeait les jambes, dans un geste d'une grâce qui me laissait sidéré, et à peu près épouvanté.
Je sentais douloureusement chaque fraction de sa peau épousée exactement par l'eau, sa nudité dessinée en creux. Scène scandaleuse, dont personne ne s'apercevait, à part moi. Nul ne la posséderait jamais comme la mer la possédait en ce moment, avec cette précision exhaustive et détachée, personne ne se montrerait capable de la recevoir avec cet amour sans phrases. Toute la mer, qui accueillait ce corps, en était à présent l'empreinte invisible. Toute la mer était le sexe de Sylvie et ses seins. La regarder, en n'importe quel point, revenait à contempler le corps nu de Sylvie, alors même qu'il venait de s'y cacher.