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Critique de beatriceferon


En 1914, Margery Benson a dix ans. Elle adore son père, le Révérend Tobias Benson qui lui propose souvent d'étonnantes découvertes. Aujourd'hui, c'est un livre intitulé « Les Créatures incroyables ». En le feuilletant, la fillette peut admirer sirènes barbues, écureuils ailés, Yéti ou paresseux géants de Patagonie. Mais l'animal qui fascine le plus Margery est apparemment insignifiant. C'est un scarabée dont son père lui explique l'anatomie. A la page suivante, il est dessiné vingt fois plus gros et il semble en or massif : « Tête d'or, thorax d'or, abdomen d'or. Même les pattes minuscules étaient en or. »
Immédiatement, la petite est sous le charme. Un jour, elle partira au bout du monde pour trouver ce coléoptère et elle lui donnera le nom de son père.
La vie de Margery Benson n'est pas simple. Elle est la petite dernière d'une famille de quatre garçons tous adultes alors qu'elle n'a que dix ans. C'est la Première Guerre mondiale. Son père, elle l'admire, certes, mais il n'a pas l'air d'être du genre papa gâteau qui joue à cache-cache ou vous transporte sur son dos. C'est vrai, il aime offrir des surprises à sa fille. « En général (…) il sortait une bricole qu'il avait trouvée dans le jardin ». Rien de bien folichon, donc. Ce jour-là, c'est un volume pseudo-scientifique. La plupart du temps, on l'imagine, l'enfant est donc contrainte de tourner en silence les pages de gros grimoires poussiéreux.
Soudain, un drame terrible va se produire. Je comprends la détresse de ce pauvre homme pour lequel, comme il est de coutume à cette époque, seule compte sa descendance mâle. Mais son geste me choque. Il se suicide quasiment sous les yeux de sa gamine, qui, sans comprendre exactement ce qui s'est passé, gardera toute sa vie l'image d'une vitre ruisselante de sang. Il laisse une femme et une enfant démunies, obligées de quémander la charité de deux tantes austères et bigotes. Quelle atmosphère pour une petite fille que de se trouver coincée entre une mère dépressive qui ne se lève plus de son fauteuil et deux rombières « très croyantes, toujours habillées en noir, même les jours fériés et [qui] priaient avant et après chaque repas, quand ce n'était pas au milieu. » Leur credo, c'est « Réjouissons-nous de nos souffrances, car la souffrance est la mère de l'endurance. »
Rien d'étonnant, dès lors, à ce que Miss Benson marche dans leurs traces et devienne à son tour une vieille fille rigide et coincée, qui n'ose exprimer ses sentiments et a renoncé à tous ses rêves.
Et pourtant, l'auteure raconte ses multiples mésaventures sur un ton très british qui transforme des moments pénibles et parfois même tragiques en passages pleins d'humour. Par exemple, cette leçon au cours de laquelle Miss Benson, imperturbable, malgré le chahut, expose la manière de préparer un gâteau sans farine ni beurre ni oeufs ni sucre, puisque, bien que la guerre (la Seconde) soit terminée depuis cinq ans, tout est rationné. le papier que se font passer les élèves et qu'elle intercepte, est la goutte qui fait déborder le vase. Cette femme si stricte et réservée, se transforme soudain en furie qui traverse, telle une tornade, tout l'établissement en transgressant chacune des sacro-saintes règles. Ce manque de respect pour sa personne est aussi l'étincelle qui va rallumer le feu de ses rêves et la pousser vers l'aventure à l'autre bout du monde.
Rachel Joyce oppose une Miss Benson si Old fashioned et guindée, ridicule avec son casque colonial et son sac Gladstone à sa « collaboratrice », Enid Pretty, exubérante, cheveux teints en jaune, vêtue d'une « tenue de voyage rose vif (…) des petites sandales avec un pompon au bout et les doigts de pied vernis, couleur de bonbon acidulé. » Pas vraiment idéal pour crapahuter à travers la jungle.
Autant Miss Benson est réservée et taciturne, autant Enid remue de l'air et ne se tait pas une seconde.
Si Miss Benson peut disserter pendant des heures à propos de scarabées, Enid n'a pas dû suivre attentivement les cours, si on en juge par sa prose : « est-ce ke le poste ait toujour libr ? » ou encore : « Chér miss denson, vouz avé reçu mes lettr ? J'aimeré vous acompgné ! »
Pourtant, cette écervelée se révèle courageuse, astucieuse et pleine de ressource. C'est elle qui prononce les mots justes, capables de remonter le moral de Miss Benson. Celle-ci, malgré son éducation étriquée, trouve pourtant la force de partir à l'aventure, à l'autre bout du monde, alors qu'elle a déjà quarante-six ans et des problèmes de santé assez graves. On évoque très souvent une douleur de hanche lancinante, malgré laquelle elle s'aventure dans la forêt et entreprend des marches longues et harassantes.
Les deux personnages se complètent très bien et se communiquent de la force l'une à l'autre.
Au fil du récit, on dirait que, après avoir tiré Miss Benson de mille et une situations périlleuses, Enid perd peu à peu de son entrain. C'est alors Margery qui la prend en charge en surmontant ses hantises et appréhensions.
Si le récit est conté sur un ton assez désinvolte et plein d'humour, il ne manque pas d'épisodes tristes, voire tragiques, mais qui sont abordés avec une certaine légèreté.
Impossible de le résumer : il est constitué d'une foule de situations, rebondissements, aventures qui se succèdent sans temps mort.
Rachel Joyce se moque des préjugés et a priori. Si, en 1950 les réseaux sociaux n'existent pas encore, ils sont représentés par une presse à scandale qui ne recule devant aucune bassesse pour augmenter ses tirages. Et je suppose que l'auteure n'invente rien, car j'ai pu voir la même chose dans « Loving Frank » (de Nancy Horan) qui évoquait des articles bel et bien réels qui ont, par leurs médisances, détruit la vie des protagonistes.
J'ai vraiment adoré ce roman qui puise son originalité dans de nombreux genres très différents. Il campe des personnages extravagants auxquels on s'attache et, mine de rien, donne quelques leçons de vie pleines de bon sens.
J'avais très envie de lire cet ouvrage que j'espérais recevoir pour les fêtes. J'ai eu l'occasion de le gagner lors de l'Opération Masse critique, ce dont je remercie chaleureusement Babelio, ainsi que les éditions XO qui me l'ont envoyé.
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