Héliopolis

— Si je vous comprend bien, monsieur le surintendant des mines, la beauté naîtrait toujours d'une blessure ?
— On pourrait le dire, car dans l'absolu la beauté n'est pas. Cela nous ferait entrer dans la métaphysique de la souffrance.

Lucius tenait à sa petite collection de manuscrits, comme en d'autre temps on tenait aux reliques. Il considérait le livre sorti des presses comme l'entretien de l'auteur avec le lecteur et la société de son temps; le manuscrit, au contraire, comme son monologue — plus encore, son dialogue avec Dieu. En chaque auteur, ne vivait-il pas une volonté de viser le Tout, une étincelle du pouvoir créateur ? Et en lançant cette flèche vers le Tout, il se présentait devant son terrible juge, suprêmement libre, avant que ne fût rendue la sentence. Le manuscrit — c'était la précieuse scorie qu'avaient laissée ces feux, ces fusions, ces destructions et ces épurements de l'esprit.

Lucius contemplait à la dérobée sa protégée, qui bavardait sans contrainte. Les larmes et le rire semblaient se succéder encore dans cette âme d'enfant, comme les nuages et le soleil un jour de mai. Elle avait dû trouver le temps de repriser sa robe, en quelques points, dont la trace était à peine visible. Lucius voyait de côté la frange de cheveux sombres qui lui cachaient le front; le nez le prolongeait en ligne droite. C'est ce profil que le ciseau avait déjà donné à Aphrodite, dont le temple avait jadis été le sanctuaire de la ville. Plus bas, l'arc un peu boudeur de la bouche surmontait un menton délicat. Il y avait beaucoup d'esprit dans ce corps — esprit de la nature, force printanière et juvénile. Il avait souvent vu de telles figures de jeunes filles, au bord du golfe, ou dans les villages et les îles où l'on cultivait la vigne. L'antique harmonie du pays s'incarnait en ces filles de vignerons et de paysans insulaires, de pêcheurs et de gondoliers, qui l'avaient peuplé de tout temps.

Nous approuvons la doctrine de Zarathoustra, selon laquelle l'homme doit être dépassé par le surhomme. Nous n'y voyons pas une exigence morale, mais une nécessité historique. Le stade suivant sera le nécessaire dépassement du surhomme: il se brisera sur l'humain, qui tirera de cette rencontre une puissance supérieure.

« Que sont le cœur de l’homme, le cerveau de l’homme, l’œil de l’homme ? – un peu de terre, un peu de poussière. Et pourtant, cet humus est élu pour arène de l’univers. De même, les pierres précieuses sont élevées au rang d’un grand éclat. C’est ce symbole qui leur donne leur valeur, qui les destine à parer les grands prêtres et les rois, à rehausser la beauté des femmes, sorties, objets précieux, du sein de la Terre maternelle. (p. 25)

Lucius avait vu dans ses voyages les havres morts sur les côtes lointaines, les pâles villes au bord du désert. Les puits forés sur l'ordre d'Iskander étaient taris, et disparues avec eux les fleurs des jardins qui mettaient autour d'eux leur voile. Les maisons et les palais, les hauts obélisques et les tours magiques, au pied desquelles tournait l'ombre, portaient témoignages d'une vie qui s'en est allée. Des tombeaux et des catacombes subsistaient en ce monde. Tout tombait en poussière, les fleurs, les fruits, les seins des belles femmes, le bras des guerriers et le front des rois. Les villes mortes semblaient des coquillages qui s'effritaient au bord de la mer. Il en restait des noms, comme Troie, Thèbes, Cnosse, Carthage, Babylone. "Damas ne sera plus une ville, mais un tas informe de pierre." Puis les noms disparaissaient à leur tour, comme s'efface une inscription sur les dalles des tombeaux.

Le bonheur est lié à l'instant - c'est à dire qu'il ne peut durer.En mettant les choses au mieux, la vie ressemble à une chaîne faite des anneaux des souhaits exaucés. On aura beau vaincre toujours, comme Alexandre, on n'échappera pas au destin. L'ennemi de la faim, c'est la satiété, de même que la satisfaction est la mort du désir.

- Le bonheur est dans l'illusion, commença le peintre, et l'exaucement, c'est la mort. Qu'est-ce donc qui nous fait hésiter entre la seconde où nous voyons le fruit luire entre les feuilles et celle où notre main le cueille ? Nous voudrions étirer l'instant de bonheur.

Sa lumière se prenait au tain verdâtre des vieux miroirs bombés et au cristal des vitrines où Péri serrait ses livres. Ils ne montraient pas leurs dos, comme dans une bibliothèque, mais bien leurs plats, modèles des reliures que le maître discutait avec ses clients - plus soigneusement qu'on ne médite la coupe des vêtements d'apparat. Car ces derniers, disait souvent Péri, s'usent en quelques années, tandis qu'une vraie reliure n'est pas uniquement créé pour des siècles; elle s'embellit à mesure qu'ils s'écoulent, en sorte que l'artiste ne peut que pressentir l'effet de son oeuvre à son apogée. Ce n'est pas le temps seul qui adoucit constamment l'éclat brut de l'or, atténue les couleurs, comble les pores du cuir - c'est aussi la main de l'homme qui continue à agir sur les volumes, en les prenant sans cesse. Les enfants et les petits-enfants poursuivent l'oeuvre des pères. Puis les livres s'enrichissent d'être possédés, s'imprègnent d'amour.

Ce devait être encore l'une des formes sous lesquelles la vie restait supportable - Lucius y avait souvent songé: dans une île des mers tièdes, avec une cabane et une petite barque. Il faudrait y vivre, pêcheur méditatif, jetant son filet dans les gouffres aux trésors de l'onde. Dieu vous soumettait les énigmes; les récifs rouges, les jardins de la mer, le fond cristallin en regorgeaient. On en résoudrait aucune, et serait pourtant satisfait. Et qui donc connaît le sens, ne fût-ce que des moindres hiéroglyphes sur une conque, une coquille d'escargot? Pourtant, on serait heureux. On entreverrait de loin les Nombres sur lesquels repose le monde, on entendrait le rythme des ressacs, les accords mélodieux. Voilà comment la vie s'écoulerait, paisible, pareille à celle des premiers ermites, dans une cabane au toit de roseaux, proche de palais d'azur, loin de toute vaine science.