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Critique de Fava


J'ai un avis mitigé sur ce livre.
D'un côté, j'ai été séduite par l'originalité du sujet. Raconter la construction d'un grand ouvrage d'art, montrer la complexité technique et humaine d'une telle entreprise, c'est un objectif inédit pour un roman, ambitieux, et traditionnellement peu féminin. Mais Maylis de Kérandal réussit son pari : elle arrive à nous en donner une vision qui ne manque ni de force, ni de justesse, ni d'intérêt, ni de poésie parfois. Cela vient de son écriture étrange, fascinante, audacieuse. Elle a une façon étonnante d'associer des mots qui ne vont pas ensemble (« une terre déserte baignée de nuit à engelures… »), d'alterner des phrases lapidaires (« Silence ») avec des phrases interminables entrecoupées d'un labyrinthe de parenthèses, d'oser des comparaisons inattendues (« laïc comme un cocotier »)… Bref, un style rocailleux et inimitable, qui sait rendre les mouvements de masse et la complexité titanesque de l'oeuvre architecturale qui sort peu à peu de terre.
J'aime assez, aussi, la découverte progressive des personnages et de leurs relations brutales et improbables, les imbrications multiples des difficultés rencontrées sur le chantier : les grèves, les accidents, les aléas climatiques…, et la force symbolique du pont.
J'aime surtout beaucoup l'ironie latente qui filtre lorsque l'auteur s'amuse des préoccupations des écologistes, des ambitions du Boa, de l'état des avions d'Aéroflot, ou de la démesure des réalisations urbaines à Dubaï, par exemple. L'ironie transparaît dans les raccourcis et les ellipses : « Mineur car père et mère mineurs, mineur parce que rien d'autre… ». Elle perce dans les interventions inattendues de la narratrice (« Personne ne sait, sauf moi… »). Elle est perceptible aussi quand des expressions argotiques ou familières surgissent tout à coup au milieu d'une phrase au niveau de langue très soutenu (« Ils misaient sur l'ébriété pour avoir des idées de business puisque, putain, ils y étaient, dans la place ») : on passe sans crier gare, et de façon humoristique, du récit objectif aux pensées personnelles et au vocabulaire prosaïque d'un des personnages.

Mais, d'un autre côté, une irritation sourde m'a accompagnée pendant toute ma lecture. Difficile de la résumer en peu de mots. Elle tient à plusieurs éléments sans doute :
D'abord, c'est un livre difficile à lire (même pour les francophones, je rassure les non francophones !!) Il est agaçant de devoir relire 3 fois une phrase pour en saisir le sens ! La multiplication des phrases sans verbe, la suppression systématique des signes de ponctuation propres aux dialogues (ils ont été inventés pour faciliter la compréhension, non ?), tout ceci rend la lecture harassante. Pourquoi supprimer, aussi, les virgules et les pronoms personnels sujets ? N'est-ce pas créer volontairement de l'obscurité ? Que signifie, par exemple, une phrase comme : « La nuit sort dans les rues, marche ou se faufile… » ??? Pourquoi passer soudain du présent de narration au futur ou au passé simple ? Et je ne parle pas de mots tellement pédants qu'ils en deviennent risibles : les roses sont « immarcescibles », les femmes « callipyges », et Diderot est « dipsomane » ! le lecteur se sent pris en faute : je ne dois pas être assez cultivé… pas assez intelligent… !
Et puis, à part quelques anecdotes qui accrochent (l'histoire de Soren par exemple), le roman manque d'intrigue, on éprouve par moment de la lassitude, de l'ennui, il faut s'accrocher pour ne pas poser le livre. Il est décevant, par exemple, à mon goût, que le principal protagoniste, le chef du chantier Georges Diderot (en voilà un nom ironique pour quelqu'un qui n'a rien d'un philosophe !) ne tienne finalement que peu de place dans le récit, son aventure avec Katherine paraissant finalement dérisoire, alors que l'auteure en avait fait un portrait très riche dans le 1er chapitre, et qu'on attendait donc davantage. de même, je trouve que les problématiques des Indiens ou des conflits sociaux ne sont qu'à peine effleurées, c'est dommage, alors que plusieurs chapitres s'égarent dans du « hors sujet »… J'imagine un Zola traitant le thème de ce livre, comment il aurait décrit l'épopée grandiose de la construction de ce pont, comment il en aurait souligné magistralement la symbolique, comment il nous aurait fait palpiter des drames individuels autant que sociaux…

Mais soyons juste. Si je compare Maylis de Kérangal à Zola, c'est déjà bon signe ! Signe que nous sommes dans la cour des grands ! de ceux qui marquent leur époque !
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