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Critique de LaBiblidOnee


Pow-pow-pow ! Et quelques fois j'ai comme une grande idée : comme sortir ce livre de ma PAL grâce à vos suggestions dans ma liste Pour les aventuriers littéraires ! C'est vrai qu'il faut être en forme pour suivre le fond au début, mais très vite on se prend au jeu de toutes ces voix dans notre tête !
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Oregon, milieu du vingtième siècle. Une grève des bûcherons paralyse la ville et son économie mais n'aboutit à rien, car la famille Stamper continue d'approvisionner la grande entreprise en bois. Un syndicaliste tente de comprendre quel est le blocage de ce clan récalcitrant, afin de le convaincre de se rallier à la cause. Celui-ci vient en effet de rompre les négociations en accrochant devant sa maison un bras humain faisant un doigt d'honneur… Ca vous met dans l'ambiance ! Mais lorsque notre syndicaliste interroge l'épouse Stamper, il s'entend répondre que les raisons remontent à plusieurs générations. Autant dire que le mal s'annonce difficile à déraciner.
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A ce moment-là de l'histoire une petite voix dans ma tête a chouiné : Pitié, ne me dites pas que de longues descriptions ennuyeuses de décennies de querelles familiales nous attendent …?
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« - Foutaise ! Tout ce que je veux savoir, c'est pourquoi il s'est mis en tête de changer d'avis.
- Pour cela, il faudrait que vous sachiez d'abord comment s'est formé tout ce qu'il y a dedans, pas vrai ?
- Comment ça, tout ce qu'il y a dedans ?
- Dans sa tête, monsieur Draeger.
- Oui, bon, d'accord. D'accord, j'ai compris. J'ai le temps qu'il faut. »
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Ouf : on va nous placer dans sa tête, ça promet d'être plus fun que prévu ! L'épouse commence alors son récit, qui sera interrompu et complété par les voix des autres personnages. Ce roman, incroyablement polyphonique, ouvre l'album de famille sur l'arrivée des Stamper à Wakonda, Oregon, les péripéties de son intégration et les querelles familiales jusqu'à ce jour. Henri Stamper était jeune lorsqu'il a décidé de s'établir à Wakonda. Il y a fondé son affaire mais aussi sa famille, composée de son fils Hank puis, avec sa seconde épouse, de son fils Lee parti faire ses études ailleurs. Il a fait venir d'autres membres de sa famille pour l'aider à faire tourner son entreprise de bucherons.
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Cependant, arrogant et bourru, Henri a fait des mécontents, aussi bien au village que dans sa famille, et il se pourrait bien que ceux-ci ne se soient pas privés d'agir à leur tour comme bon leur semblait lorsque l'occasion s'est présentée, au mépris des dommages collatéraux… Aussi lorsque, pour assurer les demandes en bois durant la grève, la famille Stamper rappelle Lee pour les aider dans l'entreprise familiale, ils sont loin de se douter qu'il accepte uniquement pour accomplir sa vengeance ! Parallèlement, la tension monte au sein des habitants de la ville, qui voient d'un très mauvais oeil le fait que les Stamper puissent s'enrichir sur le dos de leur grève.
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Le fait qu'une histoire de grève s'ajoute à l'histoire familiale s'annonce complexe à démêler. Ajoutez à cela que l'auteur est Ken Kesey, on se prépare tout de suite à voler au-dessus d'un nid de coucous… C'est encore plus réjouissant ! Aucune narration n'aurait pu mieux faire le taf : L'auteur superpose les époques sur un même lieu, en racontant en même temps (oui-oui, en même temps, vous dis-je^^), l'arrivée difficile de la famille Stamper à Wakonda, le développement de la famille et l'entreprise d'Henri, le départ de son fils, son retour, la grève, bref : tout. Comment fait-il ? En intercalant dans le même récit des paragraphes - ou des bout de phrases s'interrompant les uns les autres !! - de ces différentes époques qui sont, en outre, racontées - ou pensées - par différents narrateurs !! Si-si c'est possible : il l'a fait. Comment on s'en sort matériellement ? Eh bien, comme on peut au départ : L'auteur modifie la typographie à chaque fois : les pensées De Lee en italique viennent interrompre - et interpeller ! - le récit de Hank en lettres normales ; entre parenthèses, elles peuvent aussi s'inviter dans un dialogue avec son père ; le récit de leur installation dans la ville est interrompu par un événement lié qui a lieu au même endroit 40 ans après (avec un intriguant cercueil jeté à la rivière qui ne présage rien de bon) que l'on distingue grâce à des parenthèses sur une typologie normale, etc…
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Rapidement, on prend le pli : lorsqu'il nous parle d'un personnage, l'auteur utilise la focalisation interne. « Je » est donc, d'un paragraphe à l'autre, l'un ou l'autre des personnages principaux (Hank ou Lee le plus souvent) sans autre indication pour s'y retrouver que le contenu de leurs pensées et ressentis. Pour mon plus grand plaisir (j'adore savoir ce que pensent les gens^^), les parenthèses dans ce paragraphe signalent souvent les pensées concomitantes de l'autre personnage : ce procédé place le lecteur au coeur du bouillonnement émotionnel et intellectuel de chaque personnage et de leur interaction en temps réel, lui permettant de les comprendre au mieux et, surtout, de comprendre d'où vient leur incompréhension mutuelle, leur incapacité à se comprendre : c'est comme s'ils parlaient deux langages différents tellement ils ont deux systèmes de pensées et deux sensibilités différentes. le mâle alpha direct qui règle ses problèmes en face, aux poings s'il le faut, et l'intellectuel névrosé, plus stratégique et sournois.
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Et c'est un crève-coeur de les voir se déchirer alors qu'on sent que, finalement, ils ne souhaitent qu'une seule et même chose : l'amour et la considération de l'autre, chacun s'étant toujours trouvé pas assez bien pour l'autre (pas assez fort ou pas assez intelligent). Hank notamment m'a beaucoup touchée car il essaye sans arrêt d'intégrer Lee à la famille, pour qu'il soit fier d'eux ou juste qu'ils se comprennent et partagent des choses, et qu'ensemble ils parviennent à vivre et réaliser des projets main dans la main, comme deux frères. Mais il le dit à la façon bourrue que son père Henri lui a toujours fait connaître ("on va mater tout ça à grand coups de trique, crénom de dieu"^^), et jamais Lee ne reçoit correctement le message, du fait notamment de leur passé commun, ce qui augmente sa rage envers Hank et cette famille dont il se sent exclu et moqué. On sent donc dès le début qu'un drame est sur le point d'éclore de tout cela, d'autant que l'abcès du passé n'est pas crevé…
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Entendre, comprendre et ressentir chaque personnage est au centre de la narration de Ken Kesey. Ce qui est remarquable dans ce roman, c'est que la plume suit ce mouvement dans une construction qui, si elle peut paraître schizophrénique au départ, est en réalité d'une précision chirurgicale : Au départ, les interventions des personnages viennent s'immiscer dans la narration omnisciente via italique ou parenthèses ; mais bientôt nous rencontrons les personnages principaux et, lorsqu'ils racontent à la première personne, leurs voix prennent toute la place et deviennent ainsi, alternativement, la narration principale ; alors le processus s'inverse naturellement : les paragraphes épars dévolus à la narration omnisciente sont réduits à l'état de didascalies par la typographie : petits paragraphes en italique entre deux points de vue internes De Lee ou Hank. Ken Kesey en joue d'ailleurs avec le lecteur, lui laissant entendre que même pour lui, parfois, cette narration moderne est compliquée à tenir grammaticalement parlant, notamment pour la concordance des temps, même si elle offre une grande liberté d'effets et un grand potentiel de rendu, extraordinaire !
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Immédiatement, le lecteur un peu assidu a donc une formidable vision d'ensemble, sans être obligé d'attendre, en piaffant d'impatience, que le contexte veuille bien s'installer de manière linéaire ; Dans le même temps, il faut l'avouer, il peut aussi choper, durant les moments les plus intenses, une formidable migraine à vouloir tenter d'entendre toutes ces voix qui tentent de s'exprimer simultanément dans sa tête, sur différents tons et à différentes époques. Peut-être faut-il être un chouillas schizophrène pour parvenir sans problème à reconstituer cette histoire à l'aide de ces bribes, au départ. Mais c'est un formidable puzzle que nous offre l'initiateur des fameuses parties d'Acid tests (vous trouverez dans la liste Pour les aventuriers de la littérature un livre de Tom Wolfe consacré à ces drogue-party). Peut-être aussi faut-il avoir ressenti et expérimenté cette sensation pour avoir le génie de la reproduire si précisément à l'écrit, en parvenant malgré tout - c'est là l'exploit - au but poursuivi : se faire comprendre du lecteur. Pour ma part, le procédé et la construction m'ont immédiatement parus naturels, une évidence collant au fond et le servant brillamment, s'accordant parfaitement à chacun des personnages, dont la psychologie a été pensée avec soin, et à leurs points de vue magnifiquement retranscrits.
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Voilà, j'en parle très mal, je m'en rends compte. Mais c'est pour lire des livres comme ça que je suis devenue lectrice. Une fresque de 900 pages où le contexte économique et social, mais aussi l'omniprésence de la nature en toile de fond, rendent cette profondeur propre aux grands romans américains que j'affectionne tant ! Plutôt que de regretter qu'il n'ait écrit que deux romans, je vais donc m'estimer chanceuse d'avoir pu les lire, « crénom de dieu » ! (désolée par avance pour les livres qui vont passer après ça…^^).
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