L'expérience de la vie avec un homme qui s'avère dès ses premières phrases incapable d'aimer. Incapable d'empathie, une carcasse vide en quelque sorte. Un homme qui calcule, qui anticipe, qui dose, en un mot qui manipule pour son propre confort et sa propre tranquillité d'esprit.
Tous autant que nous sommes nous recherchons la tranquillité de l'esprit, le confort - qu'on peut aussi appeler "ce qui nous convient". Mais cet homme a en particulier le fait que son apaisement est lié à l'anéantissement de l'autre. L'autre qui ne doit plus constituer une menace et qu'il se sent poussé à rendre inoffensif.
Cet autre, ici, c'est Chloé.
Une histoire à la limite du crédible par moments.
Arrivée au dernier quart du livre j'ai même cru qu'il s'agissait en fait d'un roman, avant de découvrir que
Nicole KRANZ avait participé à un reportage télévisé sur le sujet des "pervers narcissiques" (que je mets entre guillemets car je ne cautionne pas l'utilisation d'étiquettes qui enferment trop facilement au lieu de donner envie de s'intéresser à celui qui, au fond, est aussi un homme) dans lequel elle relate des anecdotes que j'ai toutes retrouvées dans le livre.
Il s'agit donc bien d'une histoire vraie.
Une histoire dure, meurtrissante, traumatisante, même lorsqu'on s'en tient à distance en ne restant finalement qu'un simple lecteur.
Tout en ne comprenant pas certains des choix de Chloé
- comme par exemple celui de retourner dans la gueule du loup alors qu'elle avait réussi à s'en extirper pendant un mois, que rien ne la retenait là-bas, et surtout alors qu'elle avait pris sa décision de le quitter -, je sais et donc je conçois qu'une personne se sentant sous emprise fasse parfois preuve d'une absence de bon sens.
Sur la forme, un style agréable à lire, un parlé sans fioriture mais sans exagération pour artificiellement accentuer un propos. Une écriture sincère, juste la vérité, rien que la vérité.
Et puis surtout le recul, la capacité d'analyse et de remise en question, primordiales. La mise en mots est un début. Dire le vécu, dire les faits pour les sortir de soi et ne plus les laisser enfermés. Les exprimer pour l'effet miroir : les voir et réaliser, reprendre sa vie.
Sur le contenu, un témoignage fort, un cri !
Le charme qui arrive à un instant précis de la vie, l'amour ou la volonté de croire à l'amour, la tentation d'une vie facile et chouchoutée, le déni de l'alerte de fond à la première phrase réductrice - il est sympa, il plaisante, c'est de l'humour -, l'acceptation à contre coeur, l'enlisement.
C'est l'histoire de la grenouille qui meurt ébouillantée car l'eau a chauffé trop progressivement et qu'elle ne s'en est pas vraiment rendu compte, ou du moins qu'elle n'en a pas perçu la réelle dangerosité. C'est aussi l'histoire du suicidé qui se jette du haut d'un immeuble et qu'on entend dire, à son passage devant chaque étage, "jusque là ça va".
Je n'ai pas souvenir d'avoir ressenti aussi fortement l'isolement vécu par Chloé dans un autre des témoignages que j'ai lus. L'isolement fait bien sûr partie de chacune de ces expériences de vie auprès d'une personne qui n'aime pas et qui détruit, mais dans Bullshit, au travers des hésitations manifestes - voire du déni - des proches de Chloé, j'ai compris avec force son impuissance, la nécessité de devoir s'en sortir seule, et par conséquent la difficulté de se redresser seule.
Un livre marquant.