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Critique de Bookycooky


La prose de Laszlo Krasznahorkai est tellement magnifique, que même s'il écrivait sur du n'importe quoi on le lirait avec plaisir. Ses phrases longues qui s'étendent sur plusieurs pages d'une musicalité incroyable qui se lisent facilement sont étonnantes. Dans la même phrase il décrit un personnage, le fait parler , penser , donner une explication qui s'ouvre sur une autre, sur une autre encore et encore … sans qu'on en perde le fil . D'un paragraphe à l'autre il saute d'un personnage à l'autre, d'un contexte à un autre, sans soucis ni pour lui ni pour le lecteur, quelle bravoure ! Et bien sûr bravo au traducteur qui a transcrit cette bravoure littéraire avec virtuosité, bien que je pense que certaines finesses et jeu de mots se perdent sûrement dans la traduction (page 200-201) . La lecture de cette tragi-comédie polyphonique publiée en Hongrie en 2016, et qui d'après l'auteur qui reçut l'International Booker Prize 2015 est Son Livre est une étrange et fascinante expérience dans un No man's land littéraire. Krasznahorkai nous en donne un avant goût dès son « Avertissement »en préface du livre, avec un chef d'orchestre qui donne des directives stricts à ses musiciens. Un chef qui semble l'alter ego de l'auteur qui s'adresse aux nombreux personnages du livre, une diatribe à la Beckett qui m'a bien fait sourire. L'emplacement de cet Avertissement semblerait d'emblée ne pas faire partie de l'histoire, mais une fois le livre terminé avec les titres des parties et la liste de la Bibliothèque de partitions en fin de livre il semble bien qu'elle en est l'épine dorsale.

Quand au « sujet » concret, il est dans le titre. Un Baron retourne à sa ville natale en Hongrie après avoir vécu quarante six ans en Argentine. Il rentre sans le sou, alors que la Ville attend impatiemment «  le richissime baron sud-américain » dont elle espère des miracles matérielles. le Baron lui-même a ses propres attentes de son pays natal devenu une « décharge à ciel ouvert », un état de police corrompu. Les deux parties en seront pour leur frais. Mais c'est juste l'affiche, derrière cette dernière se cache notre Monde contemporain où l'illusion masque la vérité souvent amère, et où chacun est seul, terriblement seul avec son destin. Krasznahorkai le contemple avec des lunettes noires , paradoxalement avec humour vu que n'ayant pas grand choix il vaut mieux et s'amuse à nous le raconter sans suivre un flux linéaire de pensée, dansant entre digressions, couches d'interjections, d'interruptions, d'insurrections, noirs, très noirs où gambadent une multitude de personnages de nos sociétés contemporaines, où qui dupe qui est difficile à cerner et tous sans exception souffrent de la difficulté d'exister. Des motards font leur propre loi au profit de l'Autorité, une fille naturelle veut se venger du père qui ne le reconnaît pas, le dit père étant un professeur de renom international qui a renoncé à tout pour retourner à l'état sauvage et soucieux de s'immuniser contre la pensée , entrent et sortent des personnages pop-up le temps d'un paragraphe….et le fameux baron du titre débarque en Europe et dans le Livre, vêtu d'une chemise et un pantalon jaunes, et coiffé d'un chapeau de paille à larges bords orné d'un ruban rouge, en plein hiver, soucieux de s'immuniser contre la parole. Un baron un brin naif pour ne pas dire débile 😁vu ses attentes surtout concernant Marietta, celle pour qui il est particulièrement revenu. « Le Baron », et non un monsieur Untel, dénomination d'une époque révolue, le dit personnage ne portant d'ailleurs aucun des signes de cette dénomination , à part les fringues dont l'a affublé la Famille pour sauver la face , dont des chaussures en croco qui tentent de s'accrocher à un sol boueux. le paradoxe entre l'idée qu'on se fait de quelque chose et de sa réalité. La grande Farce que sont la Vie et le Pouvoir.

En fioritures s'immiscent d'interessantes réflexions teintées d'humour sur nos existences conditionnées et sur le caractère humain , des clins d'oeil à l'actualité ( enfin de 2016 😊), Dante le footballeur brésilien actuellement défenseur de OGC Nice à l'époque joueur du Bayern de Munich en compétition avec le Dante de Florence, les IPhone allongements naturelles de la main même dans un pays où règne la misère, les chinois qui comme partout font leur apparition dans une salle de billard au fin fond de la Hongrie , une lettre virulente adressée aux Hongrois , et en toile de fond les hordes de migrants qui remplacent les touristes , dans La Hongrie de Viktor Orban, un autre dictateur de petit calibre.

Krasznahorkai est un immense écrivain compatissant mais impitoyable. Ses divers personnages violents, manipulateurs, impitoyables …sont aussi aimants, impatients, perplexes, pleins de regrets, effrayés, pleins d'espoir et intimes avec le monde inhumain dans lequel ils se trouvent, bref des êtres humains réels, que l'auteur aime sans l'ombre d'un doute mais qu'il n'hésitera pas à broyer ne laissant à la fin qu'une liste de partitions plus matérielles qu'humains, avec un dernier mot « Da capo al fine », effrayant , celle d'une boucle qui se ferme, sa fin étant son début.
Géniale.


« La peur est l'élément qui détermine l'intégralité de l'existence humaine. »

« Un artiste n'a qu'une tâche : poursuivre un rituel. Et le rituel est une pure technique. »
Laszlo Krasznahorkai


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