Citations sur La Fabrique des salauds (192)
il sentit sa bouche béer au sens propre du terme, sortit dans le soir velouté, se retrouva entouré d’une nuée de moustiques crépusculaires et resta assis sur le gazon de Daugavpils jusqu’à la nuit tombée, enlaçant ses genoux osseux et rafraîchissant dans l’herbe humide les hémorroïdes qui le faisaient souffrir depuis le départ de Mary-Lou.
Car c'était de ces souvenirs que venait ma nostalgie, je le sentais, ces souvenirs d'un autre âge dont nous ne réchappons pas, tous autant que nous sommes. Mais les souvenirs ne sont pas la vie, ils sont la mort de tout ce qui est présentement. P130
On ne peut pas sérieusement nous reprocher d’avoir été nazis : il est logique de se tourner vers l’avenir, et on n’en choisit pas toujours la teneur, car tant que cet avenir n’est pas le merdier du présent, il ne s’agit que d’un espoir – l’espoir que les choses s’améliorent avec le temps.
Mais parce que nous n’avions pas réussi à protéger nos vies du mensonge, alors que Hub, Ev et moi, je le jure, n’aspirions qu’à la vérité, le nazisme entra dans notre existence, puis la dépravation, puis le crime, et enfin la mort.
J’ai toujours eu conscience de ce que j’étais devenu. Mais justement : c’est arrivé malgré moi. Par hasard. Par accident. À mon propre insu. J’ai réagi au déclin du monde, et non l’inverse. J’étais profondément sincère. Et aussi profondément hypocrite. Mais l’hypocrisie faisait partie de mon travail. Et l’honnêteté, c’était moi. Une couche de peau impossible à enlever, la toute dernière, certes mince, mais d’une authenticité à toute épreuve. Et en dessous, la chair, les os, le cœur. Je n’ai pas laissé le mensonge s’introduire jusque dans mes entrailles. C’est ce que je me dis toujours. Ce que je me suis toujours dit. Comme tous ceux dans ma position, bien sûr. Le mensonge est ma monnaie.
C’était dans tout l’immeuble que les démons dormaient, et pas seulement dans notre chambre.
J’avais beau faire office d’interprète, je me refusais à traduire ces âneries qui étaient censées être de l’humour, car cela aurait provoqué des frictions considérables au sein de l’unité. Je me contentais d’agrémenter ma traduction simultanée de petites expressions idiomatiques russes qui n’avaient aucun sens mais parlaient à l’âme slave. Par exemple, au lieu de : « Vous devez apprendre, bande de fils de pute, à vous camoufler avec la perfection des pédés », je citais l’adage de Tolstoï : « Quand on veut cacher un arbre, il faut aller avec dans la forêt. » Et au mot d’ordre : « Mourez en braves, pas en minables ! », je substituais quelque chose comme : « Plaisir rime avec périr. »
L’homme le plus honnête que je connaisse. Fonde des services de renseignement. Manipule son frère. Trahit son supérieur, ami et confident. Baise la fiancée de ce dernier, qui se trouve être sa propre sœur. Et accepte que son supérieur, ami et confident la prenne tout de même pour femme. Un mariage qui, en toute logique, devrait être célébré par lui, ce brave ecclésiastique, demandant la bénédiction de Dieu pour conclure cette union.
Chaque jour, je voyais des corps couverts de neige qui gisaient dans les rues et vestibules d'immeuble, morts de faim ou de froid, cramponnés à leurs derniers rêves.
Ne pas se laisser abattre et continuer à nager, le cœur joyeux, alors qu’il n’y a pas de terre en vue – voilà ce que j’appelle la bravoure.
Sa voix prit cette onctuosité propre aux avocats, à croire que ces derniers ont de la colophane dans le gosier avec laquelle se résiner les cordes vocales à point nommé.