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Citations sur Possessions (8)

3. « Renaître dans une autre langue, Stéphanie était prête à l'admettre. Personnellement, elle n'avait ni la même voix ni les mêmes pensées dans ses deux langues, mais il lui semblait que jusqu'à ses seins, son dos, son ventre, ses cuisses, ses mains changeaient eux aussi lorsqu'elle passait du français au santabarbarois. Une sorte de mort suivie d'une résurrection qu'elle s'entraînait à expérimenter lors de chaque passage de la frontière, oubliant une Stéphanie trépassée d'un côté, en faisant revivre une toute neuve de l'autre. Au début, la migrante menait l'existence somnambulique d'une sorte de Frankenstein étourdi : elle faisait tout mais rien ne la touchait, et passait pour plus douée que les autres. Fausse impression, mais qui marchait : elle s'intégrait, comme on dit, se faisait accepter dans le nouveau code, y retrouvait un élément qui devenait son élément ; au point que le masque s'incarnait et qu'une personne vivante la relayait, qui regardait la première Stéphanie de loin, de haut, comme une dépouille – vieille mue de serpent abandonnée. La nouvelle langue pénétrait Stéphanie par l'intelligence ou par l'âme, en tout cas elle venait d'en haut – le professeur Zorine dit qu'elle entre par les couches supérieures du cortex, suit une voie descendante pour exciter à la fin seulement les sens, les organes, le sexe. » (pp. 235-236)
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Gloria gisait dans une flaque de sang, décapitée. La robe du soir en satin ivoire de Gloria, les bras ronds, les longues mains manucurées de Gloria, la montre Cartier, le diamant à l'annulaire gauche, les jambes bronzées, les escarpins assortis à la robe : aucun doute, c'était bien Gloria, rien n'y manquait, sauf la tête. « Mon organe sexuel », plaisantait-elle par allusion au plaisir cérébral que lui procuraient ses activités de traductrice et au déplaisir non moins violent que lui causaient ses migraines. « Mon outil de travail », corrigeait-elle parfois. Et voilà qu'elle en était séparée, de son organe ou de son outil, ce qui la rendait presque anonyme. Presque. Car, tête ou pas, tout le monde pouvait reconnaître Gloria Harrison. Certes, la chevelure rousse et les yeux vert-de-mer n'étaient plus là pour le dire, mais les doigts nerveux, le galbe des cuisses de gymnaste, les fines chevilles et surtout les seins arrogants qu'elle savait pointer si ostensiblement, même s'ils avaient commencé à fléchir au cours de ces dernières années, étaient là pour affirmer que c'était bien elle. Des seins indiscutables, donc, qui, pour l'heure, étaient, comme toujours, parfaitement pris dans le bustier de la robe du soir dont le satin ivoire s'ornait, à gauche, d'une envahissante tache écarlate. Blessure au couteau, apparemment.
Rien de plus lourd qu'un corps mort. Et la pesanteur du cadavre s'accroît davantage encore si la tête vient à manquer. Un visage - qu'il soit placide, livide ou déformé par la mort - donne du sens au corps et par conséquent l'allège. Les yeux, fussent-ils éteints, écarquillés ou exophtalmiques, la bouche, fût-elle tordue, sanglante ou tuméfiée, les cheveux, fussent-ils arrachés, plaqués sur le crâne ou en désordre, tous sont les nécessaires vecteurs d'une expression qu'on soupçonne être celle de la mort. Mais, sans yeux ni bouche, sans tête ni cheveux, un cadavre n'est plus qu'une pièce de boucherie. L'attraction terrestre le plaque irrémédiablement au sol, ses formes naguère érotiques retournent à l'empirisme le plus cru, à l'inutilité la plus absurde : il manque l'instrument ad hoc pour crier cette détresse acéphale. Amputé de la funeste exubérance que peint le masque des trépassés, le mort est deux fois mort. Non que la victime soit privée de son humanité ou même de sa personnalité, qui persistent au contraire, minutieusement sculptées dans le torse décapité, dans les membres déjetés, dans l'abandon de la posture ; mais la folie, qui est le sceau de l'humain et que trahit le visage, demeure - si cet indice capital fait défaut - littéralement invisible. Le cadavre étêté expose alors une substance qui se serait débarrassée de son délire consubstantiel. Ou plutôt qui l'aurait résorbé dans un paysage anatomique et viscéral auparavant recouvert de cette continuation des traits qu'est le vêtement. Cependant, ou à l'opposé, le cou tranché et le trou sanglant qui s'y creusait attestaient qu'un acte proprement - ou salement - humain avait bien eu lieu, inspiré pour de bon par la folie à un autre humain en tous points semblable à celui dont la chair neutralisée gisait devant moi, cruellement dépourvue des signes de sa folie et donnant par conséquent cette idée si frustrante de la condition humaine. Bref, il ne restait de Gloria qu'un calme bloc échoué sur terre après qu'un obscur désastre lui eut ravi son air affolé, à l'instant même où un spécimen de l'espèce en question se livrait à un acte dément, autrement plus humain, car anonyme et en ce sens universel. Vous l'avez compris, j'étais perdue.
– Évidemment, personne n'a vu la tête !
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Ah, coléreux Caravage qui se plaît à éclairer a giorno ses visages de carton-pâte ! C'est peu dire qu'il aime les têtes coupées - il les adore, les encense ; il mérite à coup sûr la palme du Grévin grimaçant pour ses décollations en cire et en série. Je les revois d'ici : sa Judith héroïque et dégoûtée devant un Holopherne bouche bée par où s'épanche un écheveau de laine rouge amidonnée ; son Isaac à l'innocence de Barbe-Bleue qui hurle sous la poigne d'un Abraham sourd et aveugle au doigt de l'Ange pointé en vain sur le bélier providentiel. Et si le chef mélancolique de son Baptiste, qui commence à se gâter sur un plateau, laisse Salomé indifférente, il ne manque pas de mettre en transe la rude esclave cramponnée aux saints cheveux. Le peintre vagabond n'hésite pas à confier aux mains d'un David consterné le cap branlant du sinistre Goliath qui arbore ses propres traits, faciès de criminel loué pour la circonstance au magasin des accessoires de la Commedia dell'arte.
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Dégoût et passion suspendent le cours des heures propices : il faut être hors-temps pour machiner une hors-vie.
– Quelle saloperie, Commissaire ! De toute ma carrière, j'ai jamais vu un putain de boulot aussi nickel.
Le chef de la police et son adjoint étaient garés devant la grille dans une voiture banalisée noire au plafonnier allumé. Le jardin était plein de flics, mais nul n'avait encore prévenu les journalistes, mes confrères. Je déteste leur horde bardée de calepins et de magnétophones, jamais mieux appâtée que par les plaies et l'hémoglobine, et j'essayais de me fondre parmi le corps médical ou judiciaire, histoire d'éviter qu'on me prenne pour un de mes lubriques collègues. Bientôt les projecteurs aveuglants de la télé se mêleraient aux éclairs rouge et bleu des gyrophares, et notre chère Gloria serait promue au rang de star médiatique. Servie en guise de dessert au journal télévisé. Quelques secondes. Peut-être une minute ou deux. Décapitation oblige. Œuvre d'un serial killer ? Crime passionnel ? J'étais là pour essayer de trouver la réponse à ce meurtre aberrant qui, visiblement, dépassait les compétences du brave Northrop Rilsky.
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Une décollation : tel est le mot qui convient, gourmand mais privatif. J'en connais de naturelles. Dionée et Aphrodite, aimées de Phidias, ont bien perdu leurs têtes, mais c'est en quittant le fronton du Parthénon pour aller s'exhiber dans une salle caverneuse du British Museum. Je les préfère à la Victoire de Samothrace, autre décapitée qui ne s'envolera jamais du Louvre. Comment serait-ce possible, sans tête ?
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« Cela ne vous va pas du tout de baisser les yeux ; ce n'est pas naturel, c'est ridicule, c'est maniéré. Eh bien, pour compenser cette grossièreté, je vous dirai sérieusement, avec impudence : oui, je crois au diable. Je crois canoniquement ; je crois au diable personnel, et non allégorique, et je n'ai nul besoin de vous questionner ; voilà, c'est tout. Vous devez être extraordinairement heureux. »
Dostoïevski, Les Démons.
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2. « Il ne se battait pas contre les moulins à vent de Santa Barbara, et son sens des réalités lui dictait parfois de renoncer à punir. Une esquive qui le faisait passer auprès de Stéphanie pour un étourdi, un faible qui ne décèle pas toute l'ampleur du Mal, un paresseux qui ne milite pas suffisamment pour le dénoncer. […]
En réalité, le véritable paradoxe de Rilsky consistait à vouloir concilier son goût de la justesse ("au sens musical du terme", insistait-il auprès de Stéphanie), lequel était sans concession, et l'impossibilité de l'appliquer dans le brouhaha d'une société qui n'en voulait pas. Il prenait alors le parti des victimes sans misérabilisme, incarnait la loi quand personne n'en était plus capable, mais ne s'exposait ni à l'inaction ni aux représailles des autorités gouvernementales dont nul n'ignorait plus combien elles étaient devenues corruptibles. Un sait fourvoyé chez les voyous, qui savait composer avec leurs combines, quitte à passer pour un gogo, mais à condition de rester juste. » (p. 102)
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1. « -Les évidences ne sont pas toujours fausses, elles sont seulement inessentielles, fis-je, impertinente mais circonspecte.
- Évidemment, ponctua Rilsky de sa voix mélodieuse, heureux de m'accrocher enfin, car il était foncièrement humaniste. Pauvre Gloria !
Je connaissais des humanistes à Paris. Ils m'expliquaient qu'on devait lutter contre l'Exclusion et que le but de l'existence, après la chute du Mur, était l'Intégration. Ils ne savaient pas très bien à quoi, mais ce dont ils étaient sûrs, c'est qu'il fallait Intégrer et ne pas Exclure. Ils prononçaient "l'Exclusion" avec un air étonné et repu qui donnait à leur amour des hommes une puissance gauche et cependant menaçante. » (p. 22)
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