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Critique de batlamb


Comme nombre de ses contemporains soviétiques, Sigismund Krzyzanowski eut à subir la censure stalinienne. Et s'il échappa à toute autre persécution, c'est pour la simple raison qu'il ne put strictement rien publier de ses fictions durant son vivant, condamné à vivre dans un minuscule appartement qui lui fournit l'argument d'une de ses nouvelles, intitulée « La superficine » : et si une substance inconnue permettait d'agrandir les dimensions d'un espace ? Acquise à la suite de ce qui ressemble fortement à un pacte avec le diable, cette substance transforme l'appartement en espace fantastique, un gouffre horizontal où résonne une profonde solitude. L'impossibilité matérielle de ce lieu n'est pas sans évoquer le repaire de Woland dans le Maître et Margueritte de Boulgakov, écrit à la même période et également indésirable pour la publication. Plus pessimiste que Boulgakov, Krzyzanowski se révèle tout aussi fantaisiste.

Et si… ? Et si… ? Les hypothèses s'élancent dans de nombreuses directions, à partir du moindre détail. le personnage principal de la nouvelle éponyme se montre capable de broder une histoire à partir d'une corniche, d'un copeau de bois abandonné... ou d'un marque-page. Tout cela en ruminant ironiquement le manque d'adéquation de ses récits avec les cadres fixés par la société. Aux côtés d'auditeurs plus ou moins attentifs, sa parole menace de se perdre comme le copeau, comme le chat tombant de la corniche, comme un marque-page emporté par le vent...

Fasciné par les images, Krzyzanowski est capable de donner vie aux plus infimes d'entre elles, de les enrichir de réseaux sémantiques touchant parfois à la philosophie. Voire à la psychanalyse avec « Dans la pupille », qui prend la pulsion scopique au premier degré : le reflet de l'amant acquiert une existence propre au sein de l'oeil de la dulcinée derrière lequel il est emprisonné. le double du regardé, émotion changée en image, cherche à revenir à sa source en tant qu'image faisant renaître l'émotion par son histoire : mise en abîme de l'écriture comme acte amoureux d'une mémoire mélancolique ? En tout cas, Krzyzanowski nous résume sa recette :

« D'abord, tirer un trait sur la vérité, personne n'en a besoin. Puis, exalter la douleur jusqu'à en faire un récit.

Oui c'est ça. Rajoute un peu de quotidien et par-dessus, comme une couche de vernis, un soupçon de vulgarité - impossible de faire autrement. Enfin, deux ou trois réflexions philosophiques (…) »

Les spéculations peuvent aussi s'élancer à partir de simples proverbes, comme celui qui dit en Russie que « ton coude est tout près, mais le mordre tu ne pourras jamais ». Chiche, se dit un déséquilibré dans son petit appartement solitaire (remarquez l'image récurrente…). Et la société de s'emparer du phénomène pour le structurer en système révolutionnaire, s'étendant du journalisme à l'économie, en passant par la politique, la mode et surtout la métaphysique. L'Histoire et la fable marchent ensemble le temps que cette révolution s'accomplisse. Mais que restera-t-il de la fable quand l'Histoire l'aura laissée derrière elle pour « revenir à zéro », comme aurait dit Evgueni Zamiatine, autre grand observateur des cycles révolutionnaires ?

La satire d'Octobre rouge baigne dans un humour noir qui me rappelle les mécanismes d'emballement théoriques singés par Will Self dans La théorie quantitative de la démence. de même, Krzyzanowski s'intéresse à ce qui se cache au-delà des limites des douze catégories kantiennes de la raison ; c'est pourquoi il en postule une treizième, où même la mort n'existe plus : un cadavre réfrigéré, « sans feu ni lieu » se met à ressembler au citoyen soviétique lambda, car il est lui aussi soumis à des problèmes de logements (oui, encore).

Et quand Krzyzanowski se lance dans la science-fiction, c'est sur l'argument suivant : et si la révolution n'était pas politique et rouge mais énergétique et jaune ? La philosophie de cette satire s'avère rien moins que féroce : la bonne littérature a besoin de haine pour exister (on pense à un autre de ses contemporains, le poète Ossip Mandelstam qui se revendiquait de la « hargne littéraire », pour lutter contre le reniement du passé par la révolution). Afin de moquer cette humanité qui l'empêche d'être lu et logé confortablement, Krzyzanowski répand narquoisement sa bile dans ce petit livre jaune. Et le rire qui s'en dégage est de la même couleur.

Merci beaucoup à Bookycooky pour avoir attiré mon attention sur ce recueil ! le jaune n'étant pas ma couleur favorite, j'aurais pu passer à côté, et c'eût été dommage.
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