Qui sont ces gens qui brûlent des livres et lisent des aubergines ? J’avais entendu dire que les livres étaient en voie de disparition. Je n’avais jamais imaginé qu’ils seraient remplacés par les légumes. Je suppose que les bibliothèques seront remplacées par des marchands de primeurs.
Dehors… il y a des génocides, des viols, l’oppression, le meurtre. L’histoire de ce monde n’est que massacres. Et toi tu lis des histoires comme une vieille femme.
Shahid avait pris les livres de Joad, Laski et Popper, les études de Freud ainsi que les romans de Maupassant, Henry Miller et les Russes. Il allait aussi presque tous les jours à la bibliothèque ; il adorait lire des livres pour le plaisir en s’interrompant pour écouter de la musique pop. Il était passé d’un livre à l’autre comme on traverse une rivière en sautant d’un rocher à un autre, il le faisait pour le plaisir mais aussi de peur d’être exclu par les gens cultivés.
« Aujourd’hui, poursuivit Shahid, je préfère les romans et les histoires. J’en lis au moins cinq à la fois d’habitude.
Il y a des fous partout mais la plupart d’entre eux ont l’air normaux !
« Partout où j’allais, j’étais la seule personne à la peau basanée. Comment les autres me voyaient-ils ? Je commençais à avoir peur d’aller dans certains endroits. Je ne savais pas ce que les gens pensaient. J’étais convaincu qu’ils allaient se moquer de moi, me mépriser ou me haïr. Et s’ils étaient gentils, alors je pensais qu’ils étaient hypocrites. Je suis devenu paranoïaque. Je ne pouvais pas sortir. Je savais que je n’avais pas les idées claires, je ne comprenais plus rien. Je ne savais pas quoi faire. »
Il rappelait à Shahid son oncle Asif, journaliste au Pakistan (emprisonné par Zia pour avoir écrit un article contre sa politique d’islamisation) qui aimait affirmer que les seules personnes à parler un anglais correct aujourd’hui étaient les ressortissants du sous-continent : « Ils nous ont donné leur langue mais nous sommes les seuls à savoir l’utiliser. »
Il sentit qu’il ne devait pas se laisser abuser par sa douceur apparente. Il éprouva la force de son regard pénétrant qui le scrutait alors même qu’ils échangeaient les salutations d’usage et confirmaient qu’ils étudiaient tous les deux à l’université locale ; Shahid se sentit à la fois ravi de l’intérêt qu’il suscitait et un peu tendu par cette sorte de mise à nu.