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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
En septembre 2020, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lasgasnerie était l'invité du grand entretien de Léa Salamé et Nicolas Demorand sur Franceinter afin de faire la promotion de son dernier livre, un petit essai de stratégie politique destiné aux militants de gauche. Son intervention a fait grand bruit et ses propos sur la nécessité d'influencer la jeunesse et sur la vacuité de débattre sur des plateaux majoritairement de tendance droite/extrême-droite ont choqué le bourgeois par leur radicalité, ce qui m'a évidemment donnée envie de découvrir les écrits du chercheur. Très court (moins de cent pages) et peu chère (5€), « Sortir de notre impuissance politique » est un ouvrage accessible et un peu curieux dans la mesure où les idées de l'auteur de sont pas particulièrement agencées : il n'y a pas de plan ou de sommaire, Geoffroy de Lagasnerie se contentant de faire défiler sa pensée, un peu comme s'il donnait une conférence sur le sujet. La lecture s'en trouve fluidifiée, si bien qu'on se prend à lire l'ouvrage d'une traite, tout en étant tenté de s'arrêter régulièrement afin de prendre des notes. Les propositions détaillée ici n'ont rien de particulièrement novatrices, mais le propos de l'auteur n'est pas de proposer de nouveaux modes d'action, plutôt de s'interroger sur ceux que nous utilisons actuellement et de réfléchir sur ceux qui seraient les plus efficaces pour que les forces de gauches puissent enfin conquérir le pouvoir. L'auteur commence par expliquer l'intérêt de sa démarche en évoquant le sujet de la codification de la contestation politique par les militants eux-mêmes. Pour Geoffroy de Lagasnerie, exister politiquement aujourd'hui « se résume largement à reprendre des instruments pré constitués sans en interroger la force et l'efficacité. » D'où une confusion de plus en plus grande dans l'esprit des militants entre action politique et expression politique. Or, l'auteur pointe du doigt le fait que ce que nous avons tendance à considérer comme des modes d'action sont en fait des modes d'expression (aller dans la rue, pétitionner…) et, si ces derniers sont indispensables, ils ne suffisent pas. D'où le constat posé par le philosophe et qui constitue le point de départ de l'ouvrage : ce n'est pas parce que la gauche ne fait rien qu'elle perd, mais parce que la manière dont elle agit n'est pas efficace pour gagner.

L'une des premières raisons de la défaite pointée du doigt par l'auteur réside dans notre manque d'autonomie temporelle : « nous ne cessons de nous situer par rapport à l'état et en fonction des actions de l'état ». On se contente donc de réagir aux attaques des dominants plutôt que de nous imposer à eux. Sauf que lutter en permanence contre les nouvelles réformes des dirigeants sous-entend implicitement que nous défendons les institutions et leur fonctionnement tels qu'ils sont actuellement. « Lorsqu'un gouvernement avance un projet et que nous nous mobilisons contre, s'il recule, alors nous appelons victoire ce qui est le maintien d'une situation que nous critiquions auparavant. » le fait d'appeler une non défaite « victoire » convertit dans les esprits l'ordre actuel en un ordre voulu et souhaité. L'auteur pointe ensuite du doigt l'erreur tactique qui consiste à s'adresser aux dominants, que ce soit par des actes symboliques, des pétitions ou des lettres. Pour lui, élaborer nos discours pour qu'ils s'adressent aux personnes exerçant le pouvoir est une perte de temps. le boycott est considéré comme une stratégie plus efficace que la participation à de faux débats qui « nous amène à reconnaître nos ennemis comme des interlocuteurs légitimes » Pour le sociologue, étudier, documenter et publier des chiffres afin d'exposer à ceux qui nous gouvernent la réalité du terrain n'aura aucun impact. On a tendance à considérer que seule la déconnexion du réel de nos dirigeants expliquerait leurs prises de décisions ahurissantes, or ce que l'on prend pour de la méconnaissance est en fait du déni. Cela ne veut pas dire qu'il faut arrêter de documenter ces réalités, seulement qu'il faut arrêter de le faire à l'adresse des dominants. Il est revanche une catégorie de la population à laquelle il est vitale de s'intéresser dans la mesure où « ce qui décidera, en dernière instance, de la résolution du conflit, ce sera la démographie ». L'auteur veut bien sûr parler ici de la jeunesse qu'il serait stratégiquement crucial de conquérir puisque ce sont eux qui, dans plusieurs années, accéderont au pouvoir et aux institutions. Geoffroy de Lagasnerie pointe notamment du doigt l'importance clé de l'université, institution qui détient un quasi monopole sur la formation des structures mentales de la société.

Autre mode d'action proposé car jugé efficace par l'auteur : l'action directe. C'est par exemple ce que font les associations qui affrètent des bateaux pour secourir les migrants en Méditerranée, ou encore Cédric Herrou qui apporte aide et assistance à ceux qui ont fui leur pays pour se réfugier en Europe. Les lanceurs d'alerte peuvent également être mis dans cette catégorie dans la mesure où leur action s'apparente à du sabotage puisqu'il s'agit de perturber le fonctionnement d'une institution de l'intérieur. L'action directe a pour mérite de placer l'état en situation défensive et, s'il elle n'a pas vocation à être utilisée constamment, elle doit en tout cas devenir un réflexe. A cela s'ajoute l'action juridique et l'action par le droit qui ont déjà prouvé leur efficacité. L'auteur se pose aussi la question de l'intérêt stratégique de l'usage de la violence en partant du constat que nos pratiques de lutte reposent aujourd'hui majoritairement sur deux modes d'action (festive avec les manifs, ou auto-sacrificielle avec des actions comme la grève ou la grève de la faim). Or aucune de ces deux pratiques n'est a même de faire plier les gouvernants. Faisant alors référence à Günther Anders, auteur allemand à l'origine en 1987 d'un ouvrage intitulé « La violence oui ou non », Geoffroy de Lagasnerie rappelle qu'agir efficacement politiquement ne consiste ni à faire la fête, ni à souffrir, mais à faire souffrir son adversaire. Pour autant la violence est-elle efficace ? L'auteur finit par en déduire que non et justifie sa prise de position par le fait que le monopole exercé par l'état sur les armes et la justice pénale exposerait trop les partisans d'actions violentes à l'appareil répressif des dominants. Or, outre les souffrances que cette répression provoquerait, elle aurait un autre aspect négatif dont on a déjà pu observer les effets il y a peu, notamment lors des manifestations des Gilets Jaunes, à savoir la déviation de l'objectif. On se mettrait alors davantage à parler des violences policières subies par les manifestants que du sujet même de la manifestation (ce qui ne veut pas dire que les violences policières ne peuvent pas être elles-mêmes à l'origine d'une mobilisation).

L'auteur aborde ensuite l'un des modes d'action qui semble avoir sa préférence car il implique de penser sur le long terme et de s'inspirer des méthodes de nos adversaires politiques : infiltrer l'appareil d'état. Pour le philosophe, la conquête des institutions est jugée par la gauche comme un mode d'action trop peu radical, alors qu'il peut devenir une arme puissante. Il faudrait donc encourager les gens de gauche à ne pas déserter les institutions avec lesquelles ils sont en désaccord (justice, enseignement, police) mais à s'y intégrer afin de la changer de l'intérieur. A la critique de la compromission et du risque de se faire en partie récupérer, il répond que ces risques sont aussi présents hors de l'institution, dans toute action collective. L'infiltration aurait également comme effet positif de rompre « la spirale du silence », concept élaboré par Noëlle-Neumann Elisabeth et qui consiste à dire que les gens s'auto-censure lorsqu'ils pensent être en minorité dans leur champ par anticipation des réactions que l'énonciation de leur opinions provoquerait. Il suffirait que les individus d'une institution se sentent moins isolés pour qu'ils changent d'eux-mêmes leur pratique. L'auteur revient aussi sur la nécessité d'infiltrer les structures de la vie quotidienne, à l'image de ce qu'a pu faire le parti communiste au XXe siècle. « C'est dans la vie autant que dans la lutte qu'il faut inscrire l'identité progressiste. » Changer le droit ne met pas fin à la domination, c'est aux structures mentales qu'il faut s'attaquer (et l'auteur de développer l'exemple des noirs aux États-Unis qui, en dépit de l'abolition de l'esclavage puis de la ségrégation, sont toujours autant discriminés). Dernier point du raisonnement exposé dans l'ouvrage, la tentation contre productive de réinscrire toutes les luttes dans une histoire ou un système. Il met ainsi à mal le mot d'ordre de la « convergence des luttes » qui vise à rassembler les contestataires en rappelant qu'ils subissent tous la même domination. Or il est beaucoup plus facile d'imaginer lutter contre les contrôles au faciès et le comportement de la police dans les banlieues que de vaincre le racisme et le colonialisme. Pour Geoffroy de Lagasnerie, « les luttes sont fortes lorsqu'elles sont spécifiques et locales. »

Petit essai de stratégie politique à destination de la gauche, l'ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie fait réfléchir sur les modes d'action utilisés par les forces progressistes françaises et leur efficacité. Si les méthodes proposées n'ont rien de novatrices (infiltration de l'appareil d'état, action directe, concentration des efforts sur la jeunesse…), les réflexions du philosophe et sociologue sur leurs limites et avantages permet de mieux cerner les stratégies payantes et celles qui s'avèrent contre-productives ou délaissées car jugées trop peu radicales ou nobles.
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Dans ce livre court à la forme originale, Lagasnerie livre des réflexions sur le militantisme qui sont à la fois très simples et terriblement efficaces pour se remettre en cause. Si le ton snob de l'auteur peut être irritant, la lecture de livre est stimulante.

Un mot sur la forme, d'abord. Lagasnerie ne cherche pas à écrire un essai classique avec une réflexion construite en chapitre. Ce livre se présente plutôt comme un exposé oral qu'on aurait traduit à l'écrit. Les idées se suivent une à une, par association. J'ai trouvé ce système original finalement assez efficace.

Sur le fonds, Lagasnerie se demande pourquoi la gauche perd systématiquement ses combats depuis des années, pourquoi elle peine à imposer ses thèmes dans le débat public ; et pourquoi la droite, elle, y parvient. D'où une réflexion sur les formes de la lutte, du militantisme, sur ce que signifie gagner en politique ou être efficace.

Un livre que j'ai trouvé très stimulant. Il m'a beaucoup parlé parce que j'avais déjà pensé à plusieurs de ces réflexions (par ex : manifester ne sert à rien) sans creuser vraiment le sujet et affronter le tabou de ce genre de pensée (on se dit que si, il faut lutter, qu'on ne peut pas lacher etc, sans penser à changer la façon de lutter). Un des point centraux du livre est de dire qu'il faut distinguer moyen de lutter et moyen de s'exprimer, et qu'on fait souvent le second en croyant faire le premier. Manifester, faire grève, signer des pétitions… c'est dire « je ne suis pas d'accord » en espérant que le gvnt régaisse, mais ce n'est pas lutter dans le sens où ça va faire changer directement les choses. Au contraire, Lagasnerie cite Cédric Herrou et d'autres activistes dont l'action a d'une part changé des choses concrètement dès le départ (pour certains migrants hébergés) et a fini par faire évoluer la loi même en positif. Ces exemples de lutte réussies sont riches d'enseignement (l'auteur parle aussi des luttes LGBT comme inspiratrices car en quelques décennies elles ont réussies à révolutionner la société).

Également j'ai beaucoup aimé les questionnements sur la radicalité. Qu'est ce qu'être radical en politique ? Lagasnerie pointe, à juste titre il me semble, les délires de certains militants (nombreux quel que soit la thématique de la lutte) qui se pensent radicaux parce qu'ils ne font jamais de concession mais qui, se faisant, se condamnent aussi à l'impuissance. Cette posture de radical chic est d'abord un délire égocentré et ne crée pas de changement sur le réel, ce qui devrait d'abord être le but de toute lutte. À l'inverse, des outils de lutte souvent dénigrée sont pourtant très efficaces, si on regarde les faits, comme par ex : pénétrer les institutions en gagnant les postes de responsabilités. Il ne faut pas avoir peur de se salir les mains, en somme, si on veut changer concrètement les choses. La recherche de pureté condamne à rester inefficace.

Citons encore le dégommage en rêgle de la "convergence des luttes" : une pensée féconde et originale, contraire à toute la mode militante autour de cette notion très usitée mais peu réfléchie.

Pourtant Lagasnerie est moins convaincant parfois. On retrouve ses travers habituels pour qui a déjà lu plusieurs de ses livres : un ton snob, un peu donneur de leçon. L'auteur est à mon sens un des penseurs politiques les plus stimulants de l'époque, il en reste quand même agaçant même quand on est d'accord avec lui. Par ailleurs il est souvent trop théorique, et peu observateur du « concret », comme quand par ex il parle du libéralisme en ne s'attachant qu'à ce que disent certains de ses théoriciens et sans regarder les mises en pratique concrètes de ces théories (à ce niveau, je lui conseille d'ailleurs le dernier livre de David Cayla). Mais c'est du détail. C'est un livre utile et intéressant !
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Ecrit comme les différentes étapes d'une conférence ce petit livre se lit facilement et propose une réflexion sur les moyens, les méthodes pour que la gauche soit à nouveau puissante politiquement. On peut donc résumer le livre ainsi : du constat d'une gauche qui s'est impuissantée, devenue une force presque uniquement défensive (les luttes contre telle ou telle loi/réforme), on passe à la critique des méthodes traditionnelles (le sitting, la grève, la pétition) et même le non-sens que l'on peut retrouver parfois dans ces pratiques (chanter, rigoler, faire d'une grève une sorte de "sortie entre amis"). L'auteur en vient donc à prôner la méthode de l'action directe, qu'elle soit telle qu'on l'imagine (occupation, pratiques "illégales") à une action directe moins visible mais tout aussi puissante (devenir magistrat par exemple ou maître de conférence).
La question de la violence n'est pas évacuée, même si l'on sent que l'auteur ne désire pas en faire le sujet principal de son livre : pas de non-violence (qui est là aussi un non-sens) mais une acceptation du militant comme en situation de délinquance lorsqu'il pratique certaines actions et qu'il y a de toute façon une remise en question de la loi, qui est celle de ceux que le militant combat. Pour autant l'affrontement avec la police est lui aussi remis en question : peut-on vraiment se satisfaire d'une grève qui n'existerait que parce qu'elle est source d'affrontements ?
Ce qui anime ce livre c'est l'idée que la gauche se serait perdue dans une généralisation du monde : au final les luttes se doivent d'être concrêtes, véritablement utiles et prenant en compte l'irrationalité du monde : il n'y a pas de convergence des luttes, il y a un ensemble de systèmes à combattre et cela en infiltrant ces systèmes et/ou en luttant directement contre des pratiques particulières qui, dénoncées, combattues, peuvent être abolies et faire réussir les forces progressistes.
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Ce livre offre une perspective rafraîchissante sur le combat de la gauche, en soulignant la nécessité d'une approche qui ne se contente pas de réagir à l'agenda de l'oppresseur mais cherche plutôt à le définir selon ses propres termes. Cette idée, qui insiste sur l'importance de ne pas se cantonner à une position réactive, évoque les réflexions de Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe. Dans son ouvrage, De Beauvoir analyse comment la femme a été historiquement définie en tant qu'« Autre », en opposition à l'« Un » masculin, soulignant ainsi une dynamique de pouvoir où l'identité est construite en réaction à une norme dominante.

La comparaison entre ces deux oeuvres met en lumière un thème commun : la nécessité pour les mouvements sociaux et politiques de se réapproprier leur narration et de définir leur identité et leur lutte selon leurs propres termes, plutôt que dans une relation de dépendance vis-à-vis des structures de pouvoir en place. En examinant la façon dont la gauche peut sortir de son impuissance politique, Geoffroy de Lagasnerie invite à repenser les stratégies de lutte et les modalités d'engagement, dans une résonance évidente avec la démarche de Simone de Beauvoir visant à redéfinir la place de la femme dans la société.

En somme, ce livre n'est pas seulement une critique de la position actuelle de la gauche; c'est aussi un appel à une transformation profonde dans la manière de concevoir et de mener le combat politique, un appel qui trouve un écho puissant dans les travaux pionniers de de Beauvoir sur le genre, l'identité, et la résistance.
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