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Critique de Bologne


« Je suis d'un lieu que je ne peux plus toucher, dont je ne peux plus sentir le souffle. » Ce lieu, c'est Haïti, non pas celui des télévisions et de brochures de vacances, pas même celui des journalistes qui viennent conforter leurs lieux communs sur les dictatures, mais celui de tous les jours, avec ses misères, ses injustices, sa corruption, mais aussi ses petits plaisirs au quotidien, ses rêves, sa chaleur humaine… Celui à qui Yanick Lahens avait déjà donné la parole dans Bain de lune. Une énigme, ici encore, sert de fil rouge au récit, une de ces violences quotidiennes sur lesquelles il est sage de ne pas s'arrêter. le juge Berthier a été assassiné. Sa fille Brune, chanteuse au Korosòl restau-Bar, veut savoir par qui, et pourquoi, aidée par son oncle, homosexuel désabusé qui vit reclus dans sa maison où se retrouvent périodiquement quelques amis.
Autour d'eux gravite tout un monde d'amis, de parents, d'amants ou de vagues connaissances. Cyprien, élève du juge Berthier et stagiaire dans un cabinet d'avocats, est l'amant de Brune. le profil idéal pour mener l'enquête, mais il n'espère qu'une chose : échapper à sa condition et gravir les échelons sociaux. Pour cela, il vaut mieux n'avoir rien vu et montrer patte blanche à la mafia locale. Alors, Francis, le journaliste français envoyé en reportage ? L'enquête, c'est son métier, mais il n'est pas là pour résoudre un meurtre : il rêve de découvrir le « vrai Haïti », conscient toutefois qu'il doit conforter ses lecteurs dans leurs stéréotypes. Et puis, Ézéchiel Estinvil, le poète ; Nerline et Waner, qui militent pour le droit des femmes et la non-violence ; Rony, l'exilé américain ; Thérèse, la veuve du juge… Tous sont prisonniers de leur monde, d'un rêve qui les aide à vivre, d'une histoire douloureuse qu'il est plus urgent d'affronter. « Ici, vivre, c'est dompter les chutes ». le roman progresse par petites touches, petites scènes, qui ont l'air ne n'avoir aucun rapport entre elles mais qui conduisent à leur rythme vers la solution de l'énigme.
On peut trouver cela confus, ou en tout cas décousu. Mais le roman est à l'image du pays : « Ici, il faut tout prendre. » Caractéristique de cette confusion volontaire entre des personnages enfermés dans le même chaudron, l'incertitude des pronoms personnes, le je, le tu et le il pouvant, dans un même paragraphe, désigner la même personne dans un discours direct ou indirect libre, ou dans une apostrophe à lui-même… Passant sans cesse du récit au ressenti et du rêve à la réalité, le lecteur soit s'abandonner au rythme que lui impose la romancière. D'ailleurs, l'énigme elle-même n'est qu'un artifice vite oublié, et vite réglé à la fin du roman. Un crime ? Allons donc ! « le seul crime, sous nos cieux, c'est celui d'être né et d'être sans pouvoir. »
Ce n'est pas dans l'intrigue qu'il faut chercher le fil rouge du récit, mais dans une image, celle du chaudron, et dans un leitmotiv, celui des voitures. le chaudron est l'image de la société haïtienne : « il faut viser l'écume pour ne pas aller racler le fond », est-il précisé d'entrée de jeu. La métaphore est filée tout le long du livre : la vertu du chaudron est de tenir au chaud les uns contre les autres ; regarder en arrière risque de faire retomber au fond ; la promotion sociale se mesure à la puissance du climatiseur, car « au-dessus de l'écume, on ne transpire pas » ; et lorsque la danseuse d'un cabaret chic ôte son slip, le chaudron n'existe plus. La métaphore est parfois un peu trop insistante, mais accompagne l'ascension de Cyprien et apaise ses éventuels remords.
Quant aux voitures, elles incarnent le statut social de chaque personnage. Cyprien saura qu'il est dans l'écume quand il troquera son Audi contre une Porsche. Il en va de même pour tous les protagonistes. La vieille guimbarde borgne est à l'image de Nerline, Waner et Ézéchiel qui s'y entassent ; Jojo Piman Piké, le petit tueur sans envergure, se fait appeler chef, patron ou direk (directeur) au volant de sa Suzuki Vitara, « son bijou, son passeport » ; les voitures officielles aux vitres teintées font la loi, mais qu'importe ? personne ne sait qu'il existe un code de la route. D'ailleurs, la voiture n'est-elle pas le symbole même de l'île, comme le clame une publicité ? « Tu es Audi, tu es Haïti, le pays de la quattro. » Les publicités finissent par « rendre l'improbable tout à fait vraisemblable ». Aussi, quand vers la fin une Audi « traverse une autoroute tout à l'intérieur de Cyprien », on se dit que son pays continue à vibrer tout au fond de lui…
Celui qui, peut-être, donne à ce roman la troisième dimension qui l'empêche de tomber dans l'article de magazine, c'est Francis, l'étranger, qui incarne notre regard sur un monde à mi-chemin du cliché touristique et de l'analyse idéologique. Devant un tel amas d'injustice, de misère, de révolte, il est persuadé que la révolution est proche, et se demande quand elle va éclater, avec ce mélange d'inquiétude et d'espoir de la vivre en direct. La réponse de son guide est une gifle. « Tu ne sais pas, eh bien, moi non plus, Francis. D'ailleurs, commence par la faire chez toi, la révolution, et après, on verra. » Touché ! Nous aussi, alors, nous nous demandons si tout va si bien que cela en France, et quel regard poseraient sur nous les Haïtiens, quels conseils ils nous donneraient… Pour certains d'entre eux, la France reste sans doute le rêve d'un lieu où « les vies ordinaires pouvaient encore être épargnées du fléau ». Non sans humour, le monde occidental leur évoque ces « barbelés-démocratie » importés par les troupes américaines… Fait-il vraiment rêver ? D'ailleurs, le roman se termine sur les attentats du Bataclan. le rêve né des magazines et des télévisions éclate soudain, et peut-être cela permet-il une salutaire lucidité. Car « chaque rêve qui porte sa part d'oubli du monde le détruit à petit feu, en mille morceaux ».
Alors, le rêve d'ascension sociale de Cyprien, le rêve de justice de Brune et de son oncle, sont-ils des pièges qui empêchent de voir le monde en face ? La réponse est dans un livre de Kopano Matlwa invoqué par la romancière : à l'institutrice qui demande à la petite Fikile ce qu'elle veut devenir quand elle sera grande, celle-ci répond : « Blanche, madame Zola. Je veux devenir blanche. » On se moque d'elle, bien sûr, mais n'est-ce pas ce que répondraient bien des personnages de ce roman, et sans doute de Haïtiens, qui rêvent des pays occidentaux ? « Je veux aller du bon côté de l'histoire. Une fois parti, je regarderai l'île à la télévision. M'exprimerai avec discrétion sur la conjoncture. » Quant à Brune, elle vivait dans son propre rêve de gloire internationale quand son père a été assassiné. C'est alors qu'elle a grandi. « Là, sous leurs yeux à tous, elle est devenue une femme. Comme si un arbre avait poussé ses racines tout à l'intérieur. » Alors, si elle finit par partir, c'est en semant des petits cailloux dans toutes les villes du monde pour ne pas perdre le chemin du retour.
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