"Ces collines sont très belles, fascinantes au point d'être une raison de mourir. Mais j'aimerais que vous en reveniez..."
Ils se quittèrent, chacun allant de son côté voir comment s'installaient les sections.
Dimitriev remuait dans sa tête cette phrase du capitaine: "Fascinantes au point d'être une raison de mourir..."
Il pressentait le secret de Lirelou: quelque chose en lui avait brûlé, dont il restait des cendres et des traces, des cendres encore chaudes et des marques brûlantes.
-Le lieutenant Rebuffal, dit Lirelou, m'a cité un jour une de ces petites poésies japonaises de trois à quatre vers...
-Un haï-Kaï, précisa Lexton.
-La nuit
En face d'une armée immense
Dans leur trou
Deux hommes.
Jamais l'argent ne les intéresse, rarement la gloire, et ils ne se soucient que fort peu de l'opinion de leurs contemporains. C'est en cela qu'ils diffèrent des autres hommes.
Ce sont les enfants ou des hommes restés longtemps enfants, qui conquièrent les royaumes et vivent les grandes aventures. Puis les vieillards viennent expliquer comment ils s'y sont pris.
-Cette patrouille ne vous ennuie pas?
-Non. Si je n'avais pas été désigné, je me serais porté volontaire.
-Les grades? Les décorations? La difficulté? Le danger?
-Non. Cette montagne, toubib, toute blanche dans la nuit, et ce long cheminement dans la vallée plein de broussailles; les branches qui vous giflent, les racines qui vous prennent les pieds, les cailloux sur lesquels on trébuche...On ne voit plus la montagne, mais l'on sait qu'elle se trouve là. Elle est le but, la raison de tout l'effort. Je n'arrive pas très bien à vous expliquer...C'est confus, mais j'ai le sentiment que cette patrouille a pour moi beaucoup d'importance, qu'elle me permettra de découvrir une chose qui m'est essentielle, dont j'ai toujours eu besoin.
Martin-Jamet compris alors que le lieutenant ne reviendrait pas de cette patrouille.
-Les Chinois nous ont accroché. Ils dévalent sur nous. Il y en a partout.
On entendit des rafales de mitraillettes, de carabines, des éclatements de grenades.
-Les fumiers!
Puis plus rien. Seulement, à nouveau, le bruit de fond de la radio.
-Les portes du ciel se sont ouvertes, dit doucement Villacelse.
Bertagna et Morel, accroupis sur le sol, jouaient à la belote avec des cartes crasseuses.
-J'coupe... la daronne de trèfle...
-Le dab...
-Où que t'as appris l'argot de la taule?
-Probablement en taule.
-Tu as peur? demanda-t-il.
-Oui.
-Eh bien, je veux que tu saches que tout le monde a aussi peur que toi, et que ceux qui ont fait vingt fois, trente fois des coups de ce genre ont encore plus peur.
Les deux officiers rentrèrent dans leur blockhaus de rondins, qui sentait à la fois la terre fraîche et la résine -la tombe et le cercueil, disait Dimitriev, qui avait parfois l'humour macabre.
Le lieutenant s'allongea dans les hautes herbes. Avec une paille, il s'amusait à contrarier la marche d'une colonne de fourmis. Il les repoussait, mais elles revenaient, essayant de forcer l'obstacle plutôt que de faire un détour.
-Elles sont idiotes, ces fourmis, pensa-t-il, semblables aux hommes qui butent sans cesse sur leurs remords et leurs souvenirs au lieu de les oublier.