Citations sur Paul : Une amitié (13)
Personne ne supporte de rester trop longtemps auprès de la maladie létale, certains restent davantage, d'autres tournent le dos immédiatement, mais tous, à un moment, nous prenons la fuite. Il vient toujours un moment où la maladie létale, littéralement, nous étouffe, et nous avons besoin d'air. Elle nous prive de notre souffle. Elle nous prive aussi du souffle de celui qui souffre et que nous ne reconnaissons plus. (p. 134)
Les bien-portants fuient les malades, même quand ils leur rendent visite. Des malades ils ne gardent que leurs paroles et leurs regards, rien de plus. Ils ne gardent rien de ce qui ronge les malades et de ce qui les épargne, car ils devinent que cela ne les épargnera pas toujours, et ils détournent le regard. Les bien-portants ferment les yeux sur ce que les malades, eux, sont obligés de voir et qui, à proprement parler, leur crève les yeux.
Que Paul meure seul, que je ne puisse rien faire pour briser cette solitude, mais aussi qu'il utilise la dernière étincelle de vie en lui pour m'apporter une dernière preuve de son amitié, plutôt que de gémir ou de se plaindre, voilà ce qui me bouleversait. (p. 122)
L’histoire, me dis-je encore, est un assassin habile, qui laisse le moins de traces possible de ses forfaits et qui tous les jours, tous les ans, toutes les décennies, déracine les événements que nous pensions majeurs, déboulonne les statues, renverse les régimes, fait disparaître les grands hommes et en définitive fait place nette pour de nouvelles statues, de nouveaux événements, de nouveaux grands hommes. Ne lui résistent que quelques personnages hors du commun et des actions dûment répertoriées, placées sous cloche de verre par la mémoire collective et entretenues comme des reliques (p. 114)
Tout ce que nous disons de définitif sur le passé est une trahison. (p. 113)
Étrange histoire de France, me dis-je, qui a produit Éboué et Laval, Malraux et Drieu la Rochelle, des héros et des traîtres, que nous séparons désormais avec la main ferme des manuels d'histoire et de la mémoire collective, comme le bon grain de l'ivraie, mais que les aléas de la vie ont mêlés pendant des années. Combien de temps ont-ils mis à réaliser que pour les uns, ils seraient des héros, pour les autres, des traîtres ? À quel moment de leur vie ont-ils compris que leurs choix les engageaient de manière définitive et que le retour en arrière, désormais, était impossible, parce que le poids du temps écoulé avec son lot de paroles, de jugements, de décisions seraient toujours plus lourd que celui de leurs regrets ? (p. 112)
Certaines expériences ne se partagent pas et de toutes les expériences, celle de la maladie est celle qui se partage le moins. On se retrouve seul dans la maladie comme on naît seul dans ce monde et il faut être fou pour considérer les autres comme un enfer, quand ils sont au bout du compte (p. 97)
Qui connaît la musique classique connaît Glenn Gould, cependant qui aime la musique classique n'aime pas nécessairement Glenn Gould, parfois même le déteste et le considère, en raison de son chantonnement dans ses enregistrements, de sa manie de se couvrir les mains de mitaines ou de s’enrouler des écharpes en laine autour du cou en plein été, de sa position de jeu, le nez à hauteur du clavier et les doigts fins et démesurés à plat sur les touches, comme un maniaque ou un charlatan. (p. 91)
Ce sont nos divergences qui nous font avancer dans le monde inconnu où nous sommes l'un et l'autre, lui affaibli, moi non, lui dans la dernière partie de sa vie, moi pas encore, lui retiré de toute activité professionnelle, moi membre du gouvernement, lui tourmenté la nuit par le mal invisible qui lui ronge les cellules du cerveau, moi distrait de mon sommeil seulement par les soucis quotidiens (p. 76)
De Gaulle lui-même, cette seule et unique grande figure de notre histoire récente, ne peut empêcher que se ternissent les images autrefois éclatantes et que se lézardent les bâtiments construits à sa gloire, ou à son service. (p. 115)