Des noms de lieux inventés mais qui pourraient parfaitement se situer sur l'État de Nouvelle-Galles-du-Sud du territoire australien, des personnages fictifs mais dont les actes, les affronts essuyés, les épreuves endurées ont été vécus dans son cercle familial aborigène, voilà ce que précise
Melissa Lucashenko avant de nous ouvrir la route menant à cette longue histoire de famille.
Kerry, ses grosses bottes en cuir calées sur sa Harley pétaradante, arrive dans le bourg de Durrongo, ce patelin miteux d'un peu plus de trois cents âmes, qu'elle abhorre. Les autochtones matent cette « blackfella » maigrichonne. Elle fait une halte à la sortie du bourg et voilà que trois corbeaux prennent le relais et la matent à leur tour, pleins de dédain pour cette crétine de la ville qui s'est trompée de route. Elle est venue faire ses adieux à son grand-père Pop, et n'a qu'une envie, vite déguerpir de « ce putain d'endroit […] déjà maudit au-delà de tout remède ».
Elle arrive avec un sac à dos gonflé, laissant derrière elle sa compagne, en détention provisoire à la prison pour femmes de Brisbane suite à un braquage.
Kerry est celle qui a quitté ce trou et les siens pour partir à la ville, celle qui ne revient qu'une fois l'an. Une fuite mal perçue par tous les membres de sa famille. Et c'est justement la famille de Kerry, à l'identité culturelle piétinée, aux accès de colère quotidiens attisés par l'alcool et la pauvreté, à la haine dévorante contre l'autorité des « whitefellas » et au lourd passé gangrené par les missionnaires voleurs de liberté que nous allons découvrir.
Dans une misérable maison en fibrociment, à la toiture en tôles rouillées, sa mère lit l'avenir dans son jeu de tarot dont elle ne se sépare jamais. Elle tente vainement d'apaiser son monde continuellement au bord de l'explosion. Pop, l'ancien boxeur, drogué aux paris hippiques, vit ses derniers instants. Son frère aîné Ken, un colosse soupe au lait, narquois, agressif et plein de rancoeur est accro aux canettes de vodka soda qui font monter en puissance son éternelle colère latente. Son second frère, surnommé explicitement Black Superman, établi à Sydney, est le seul qui affiche une réussite financière. Donny le neveu, fils de Ken, passionné d'ornithologie et de nature se voit cruellement méprisé par son père et affiche son mal-être dans son anorexie. Et entre eux tous, l'ombre douloureuse d'une soeur disparue depuis 19 ans. N'oublions pas non plus Elvis, le chien marquant son territoire à sa manière, impliqué malgré lui dans les évènements à venir.
Comme dans tout territoire colonisé, les Aborigènes ont étés privés de leurs terres et là, il est de nouveau question de violer et de s'emparer du lieu sacré de cette famille. le maire, brandissant l'éternelle opportunité de créer des emplois, désire y construire une prison. le terrain visé se termine par une berge d'où l'arrière grand-mère a sauté dans l'eau glacée afin de rejoindre la petite île lui faisant face pour sauver sa peau et l'enfant qu'elle portait. Depuis, cette terre est sacrée et chaque inhumation du clan s'y déroule. Il faut donc protéger coûte que coûte ce coin de rivière. Cette histoire immobilière de spoliation de territoires ancestraux va soulever la poussière sur des surfaces inattendues.
La haine des blancs est immense. Ils ont instauré des lois qu'ils sont les premiers à bafouer. Leurs agissements répondent à cette réplique pleine d'ironie «Comment envahir les pays des autres et les assassiner en appelant ça la civilisation ». Pourtant, dans cette fiction, l'animosité envers les whitefellas peut s'éteindre lorsqu'il s'agit de flirts, ou plus…
L'Australie s'invite dans ces pages avec la traversée éclair d'un kangourou, à l'ombre d'un pin du Queensland, sous le bruissement des feuilles d'eucalyptus, dans la rivière serpentant vers la mer d'où un bout d'aileron est à peine perceptible et nous amène vers la protection des totems. J'aurais pourtant aimé un peu plus d'images de ce coin océanien et un peu moins de pages sur les tergiversations amoureuses de Kerry.
Le langage employé est très largement jalonné de «putain » et autres expressions familières. On comprend bien leur nécessité dans les échanges toujours conflictuels et houleux entre Ken et Kerry mais leur présence, tout au long de la narration, même si celle-ci se fait du point de vue de notre héroïne, s'avère pesante et polluante. En revanche, les termes aborigènes et la très discrète touche de surnaturel qui prend sa source dans la force ancestrale des peuples, agrémentent remarquablement ce texte. Cet accent mis sur les croyances fut même un peu trop léger à mon goût.
L'autrice suit une trame que rien ne vient entraver. Elle pose les jalons expliquant les motifs qui ont donné lieux aux différentes colères enfouies ou exprimées, dévoile les causes de la marginalité de certains membres de cette famille tout en laissant le lecteur émettre sa propre opinion sur les agissements des uns et des autres.
Quant au message de lutte contre le bétonnage enlaidissant, destructeur de magnifiques lieux naturels, il est malheureusement universel mais traité ici de manière plutôt originale avec ce genre de combattants pleins de paradoxes.
Merci à Babelio. Merci aux Editions du Seuil que je félicite en passant pour l'excellent choix de cette couverture dont les éléments peuplent cette lecture australienne.