Citations sur Ô vous, frères humains (BD) (12)
Pourtant la pertinence universaliste était toujours là. La complainte lucide d'Albert Cohen à l'égard de ses semblables ("ne plus haïr importe plus que l'amour du prochain") était toujours là. Le petit Albert était toujours là, en couverture, l'enfant prostré, dessiné par André Verret, cachait toujours son visage des deux mains. Mais cette fois, je voulais voir les yeux de cet enfant. Alors je l'ai dessiné afin qu'il me regarde. Qu'il nous regarde. Et que l'écrivain qu'il était devenu nous interroge encore.
Luz (préface )
Ô vous, frères humains, vous qui pour si peu de temps remuez, immobiles bientôt et à jamais comparses et muets en vos raides décès, ayez pitié de vos frères en la mort, et sans plus prétendre les aimer du dérisoire amour du prochain, amour sans sérieux, amour de paroles, amour dont nous avons longuement goûté au cours des siècles et nous savons ce qu'il vaut, bornez-vous, sérieux enfin, à ne plus haïr vos frères en la mort. Ainsi dit un homme du haut de sa mort prochaine.
Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses dix ans. J’ai été cet enfant.
Dites, vous, antisémites, haïsseurs que j'ose soudain appeler frères humains, fils des bonnes mères et frères en nos mères, frères aussi en la commune mort, frères qui connaîtrez l'angoisse des heures de mort, pauvres frères en la mort, mes frères par la pitié et la tendresse de pitié, dites, antisémites, mes frères, êtes-vous vraiment heureux de haïr et fiers d'être méchants ? Et est-ce là vraiment le but que vous avez assigné à votre pauvre courte vie ?
Sans le camelot et ses pareils en méchanceté, ses innombrables pareils d’Allemagne et d’ailleurs, il n’y aurait pas eu les camps allemands et le peuple décharné de mes frères encore vivants dans leurs couches de bois, léthargiques à peine remuants qui attendaient en leurs guenilles rayées, ou nus déjà et les os démesurés sous les flasques peaux vides, attendaient leur tour dans les couches étagées, attendaient leur tour de mourir, attendaient avec l’indifférence de la prostration, attendaient cachectiques et détachés, attendaient, clochards de Dieu et oubliés des hommes, attendaient, desséchés, attendaient, avec parfois un geste malade, un geste sans but et très lent, attendaient, étendus ou accroupis en leurs couches dures, attendaient, indifférents à la vermine, attendaient, leurs yeux encore vivants, dans leurs vastes orbites effrayantes, yeux d’oiseaux nocturnes, yeux agrandis dans les faces creusées, attendaient, avec parfois un malade regard vers les suicidés de la nuit, piètres pantins pendus, attendaient, se souvenant des temps heureux, attendaient leur mort et la savaient proche, attendaient, respirant encore, respirant les effrayants relents annonciateurs, relents sortis des cheminées allemandes, longues cheminées des crématoires allemands, attendaient leur tour de tomber les uns sur les autres, avec les souillures de la peur, de tomber dans les chambres sifflantes de gaz Cyclone, chambres allemandes et gaz allemands. A cause de qui allaient-ils tomber, étiques dénudés, tomber les uns sur les autres, les yeux ouverts ? A cause du blond camelot et de ses pareils en méchanceté, ses innombrables, pareils d’Allemagne et d’ailleurs, tous les haïsseurs de juifs.
Oui, frères, ne plus haïr, par pitié et fraternité de pitié et humble bonté de pitié, ne plus haïr importe plus que “l'amour du prochain”, amour auquel j'ai cru dans ma jeunesse, et j'en ai la nostalgie, et j'en sais l'attrait et le charme, et il me tente parfois cet amour, émouvant de beauté, mais comment le prendre au sérieux, comment y croire ? Comment d'amour véritable, amour prêt au renoncement et à la privation, amour plus fort que l'attachement à soi-même, amour plus fort que la mort, car sans cesse je pense à l'aimée après ma mort, et saura-t-elle se défendre lorsque je ne serai plus auprès d'elle, comment de cet amour que tu as pour ceux que tu aimes en vérité, de cet amour qui est vrai, car tu vis avec tes aimées, tu les connais, et ton âme s'est attachée à leur âme, et en vérité tu les chéris, et ils sont tes prochains, comment de cette sublime “préférence de l'autre”, de cet amour qui est constant tremblement de perdre l'être aimé, de le perdre par sa mort ou par ta mort, comment d'un tel amour, seul digne de ce nom, comment de cet “l'amour sacré” sincèrement aimer des inconnus par milliers ou millions ? En vérité, il y a deux “amours”, le vrai pour “les bien-aimés”, et le faux pour “les autres”, “l'amour dit du prochain”. Ah, comme ils aiment peu et comme ils se contente de peu, les aimants du prochain.
En vérité, je vous le dis, par pitié et fraternité de pitié et humble bonté de pitié, ne pas haïr importe plus que l'illusoire “l'amour du prochain”, imaginaire amour, mensonge à soi-même, amour dilué, esthétique amour tout d'apparat, léger amour à tous donné, c'est à dire à personne, amour indifférent, “angélique” cantique, théâtrale déclaration, amour de soi et quête d'une présomptueuse sainteté, vanité et poursuite du vent, dangereux amour mainteneur d'injustice, d'injustice par ce trompeur amour fardé et justifié, ô affreuse coexistence de “l'amour du prochain” et de l'injustice, stérile amour qui au long de deux mille années n'a empêché ni les guerres et leurs tueries, ni les bûchers de l'inquisition, ni les pogroms, ni l'énorme assassinat allemand, ô affreuse coexistence de “l'amour du prochain” et de la haine...
[...]Dites, antisémites, mes frères, êtes-vous vraiment heureux de haïr et fiers d'être méchants ? Et est-ce là vraiment le but que vous avez assigné à votre pauvre courte vie ?
Puis, courant 2015, j'ai ressenti le besoin de relire Ô vous, frères humains. J'ai été plus puissamment encore frappé par le calvaire psychologique de ce petit garçon, déambulant à la lisière de la folie, par le message testamentaire d'Albert Cohen. Et le cœur serré, j'ai refermé le livre sur le triste constat que, décidément non, la terre entière n'avait toujours pas été traversée par cette oeuvre majeure.
(Préface)
Ô vous, frères humains, vous qui pour si peu de temps remuez, immobiles bientôt et à jamais compassés et muets en vos raides décès, ayez pitié de vos frères en la mort, et sans plus prétendre les aimer du dérisoire “amour du prochain”, amour sans sérieux, amour de paroles, amour dont nous avons longuement goûté au cours des siècles et nous savons ce qu'il vaut, bornez-vous, sérieux enfin, à ne plus haïr vos frères en la mort. Ainsi dit un homme du haut de sa mort prochaine ...
Oui, ces yeux morts mais ouverts vous regardent,
“haïsseurs”, vous regardent lorsque tendrement vous bisez
la joue de votre femme ou le front de votre fils, vous
regardent lorsque vous riez, vous regardent lorsque
paisiblement vous dormez, vous regardent lorsque vous
priez, vous regarderont lorsque vous agoniserez, mains
écartant les draps.
Dites, vous “antisémite”, “haïsseurs” que j'ose soudain appeler
frères humains, fils de bonnes mères et frères en nos mères,
frères aussi en la commune mort, frères qui connaîtrez
l'angoisse des heures de mort, pauvres frères en la mort,
mes frères par la pité, et la tendresse de pitié, dites,
“antisémite”, mes frères, êtes-vous vraiment heureux de
haïr et fiers d'être méchants ? Et-ce là vraiment
le but que vous avez assigné à votre pauvre courte
Vie ?