AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Biblioroz


Empoignée par sa mère, juste avant l'aube d'un jour d'octobre, Grace est brutalement traînée jusqu'au billot de bois. La lame du couteau s'avance et l'adieu à sa chevelure sonnera son départ de Blackmountain. En supprimant ses mèches de cheveux, sa mère lui donne la force pour contrer cet octobre du déluge. Affublée d'une culotte d'homme, la casquette rivée sur son crâne douloureux, Grace a quatorze ans et doit partir sur les routes du Donegal pour tenter sa chance, trouver du travail et fuir dans le même temps les envies du dégoûtant Boggs.
Dans ce comté du Donegal et dans toute l'Irlande, en cette année 1845, les récoltes gâchées par les pluies incessantes ne laissent plus que la boue noirâtre et la faim dévorante dans son sillage. La Grande Famine est là et le lecteur se voit jeter dans cette misère, cette désolation, cette souffrance qui vont s'attacher à chacun des pas de cette jeune fille si peu armée pour y faire face.
Son frère Colly et sa pipe en argile qu'il fume déjà à l'âge de douze ans pour calmer sa faim, se sauvera de chez eux pour l'accompagner.
La première ville rencontrée sera masquée sous la pluie et ne leur offrira que sa surface détrempée. Sous un appentis percé de toutes parts, jonché de paille moisie, il faut y passer la nuit de Samhain sans oublier de tenir les esprits des morts à distance même si finalement les morts sont bien moins menaçants que certains vivants rencontrés en chemin. Déjà les pensées de Grace ne peuvent qu'affirmer « La vérité, pense-t-elle, c'est que le froid est la nature profonde du monde, alors que la chaleur n'en est qu'un état passager. »
Puis la rivière en furie, grossie de toutes ces pluies d'automne, viendra s'additionner au malheur existant.

Paul Lynch est un auteur à l'écriture pleine d'ardeur et de fièvre poétique, restituant profondément la noirceur et la détresse de ces routes d'Irlande ravagées par la faim. Sous la lourdeur du ciel sans cesse assombri, il nous décrit implacablement les démarches des loqueteux alourdis par la misère, les regards absents, ce dénuement si intense, ce visage de la faim. Les images de ces mendiants, prêts à vendre n'importe quelle harde pour une piécette, la vision des enfants prématurément vieillards, s'impriment avec douleur sur les pages.
L'auteur fait défiler les champs de tourbe et décide bien rarement d'inviter le soleil dont les rayons ne s'attardent jamais sur ces terres qui ne nourrissent plus. La pluie embrouille perpétuellement ce ciel irlandais et les vêtements dégoulinent comme les pierres des misérables habitations.
Son héroïne, sur laquelle on ne peut que s'apitoyer tout en étant sidéré par cette force qui la pousse inlassablement à continuer sa route, nous étreint, nous fait mal. Si jeune, les traumatismes qu'elle subit et affronte pour survivre ébranlent.
Dès le début, hébétée, elle sera retrouvée sur la baie par un Charlie qui la ramènera chez lui et la misère prendra un temps le goût de la soupe d'algues servie tous les jours. Elle repartira tenter sa chance et sera bien loin d'être seule sur les routes où le nombre de va-nu-pieds aux mines tourmentées, aux figures hâves ne cesse de croître. La crainte à chaque pas ne la quittera plus ainsi que le dégoût d'elle-même car elle détourne son regard de ces êtres en détresse qui lui lèvent le coeur. Les suppliques lues dans les yeux des mendiants la culpabilisent et la révulsent. Tout ce malheur qu'elle n'ose plus regarder en face, toutes les mauvaises rencontres hantent ses rêves. Sa famille qui se dissipe au fur et à mesure qu'elle avance lui fait comprendre ce qu'elle était et cette autre qu'elle est désormais et qui lui fait honte. C'est une entrée dans un autre monde qui l'horrifie et dont elle se méfie en permanence. Ses agissements, ses interrogations, ses relations avec les rencontres faites sur ce sol plein de danger interagissent avec la voix de Colly qui la prévient souvent et bavarde infatigablement.
La survie revêt des visages abominables, des violences traumatisantes, des menaces permanentes, des vols inévitables et des morts accablantes. Sur son interminable route, Grace pose régulièrement son regard sur la nature, sur les arbres environnants et sur les oiseaux, merles, pies, corbeaux pour s'ancrer dans un réel qui appartenait à sa vie d'avant. C'est un souffle bienvenu au milieu de la noirceur.

Magnifique lecture, cette marche où Grace semble se perdre elle-même, emportée par les personnes croisées en chemin, contrainte à des actes répréhensibles, est terriblement éprouvante. Mais Grace s'accrochera jusqu'au bout à un signe d'espoir dans son pays dévasté par le mildiou.
Commenter  J’apprécie          312



Ont apprécié cette critique (27)voir plus




{* *}