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Critique de enjie77


Aux environs des années 80, dans le hall de gare d'une ville, située au fin fond de la Russie, dans l'immensité blanche des montagnes de l'Oural, le narrateur patiente. Il attend son train pour Moscou qui ne vient pas. Il observe ses compatriotes et entretient un conciliabule intérieur auquel, il nous convie. Devant cette masse humaine qui accepte sans broncher, sa condition d'individu rééduqué, prêt à tous les sacrifices, il juge avec lucidité mais aussi colère et compassion ses semblables, totalement conscient de sa propre servitude. Il regarde ce magma humain que l'engourdissement rend indifférent, habitué à la passivité. Il détaille, avec rigueur, les comportements, les attitudes de toutes ces personnes qui attendent, assises dans l'inconfort, quel que soit leur âge comme ce vieux monsieur affalé sur le sol souillé de mégots et de neige fondue sur des feuilles de la Pravda ou cette prostituée qui parle avec des soldats. le narrateur contemple et médite. Il s'apitoie sur le sort de ces corps entassés qui tentent malgré tout de trouver leur place. Cette gare, minuscule point noir dans cette l'immensité blanche, n'est jamais que le reflet de tout un peuple rendu docile sous le joug d'une idéologie dominante.

Soudain, dans le haut parleur qui grésille, une voix annonce un retard de six heures
« Six heures de retard … Ce pourrait être six jours ou six semaines ». La formule du philosophe dissident Alexandre Zinoviev lui apparait dans sa toute puissance évocatrice :

« En deux mots latins, le philosophe avait réussi à décrire la vie des deux cent quarante millions d'êtres humains qui peuplaient, à l'époque, le pays où je suis né. « l'Homo soviéticus ».

Il a besoin de bouger et c'est à cet instant qu'il lui semble entendre, au loin, des notes de musique. Perdu dans le noir de ce hall de gare, se dirigeant les mains contre les murs, enjambant les corps, il découvre un homme assis devant un piano.

C'est ainsi qu'il va faire la connaissance d'Alexei Berg qui par petites touches au début puis ensuite, la confiance aidant, va lui raconter sa vie et remonter jusqu'à l'époque des purges de Staline dont ses parents ont été victimes.

Tout jeune pianiste, Alexeï se rappelle le jour où ses parents ont souhaité se débarrasser du violon de leur ami, le maréchal Toukhatchevski qui avait été exécuté en 37. Redoutant l'arrestation, son père avait jeté le violon dans le feu de la cheminée. Dans son affolement, ce dernier avait oublié de relâcher les cordes qui avaient émis quelques notes au contact du feu. Mais cette scène avait marqué Alexeï. Soulagés, persuadés d'être délivrés de tout risque d'emprisonnement, la vie avait repris son cours jusqu'au 24 mai 1941, date du premier concert d'Alexeï mais jamais il n'oublierait les quelques notes qui s'étaient échappées du pauvre violon qui se consummait.

Andréï Makine possède une écriture d'une puissance évocatrice qui me fascine. En cent vingt sept pages, il est capable de démontrer l'absurdité de la destinée lorsque celle-ci se trouve l'otage de la Grande Histoire. Il m'impressionne par son écriture visuelle qui me transporte, par la poésie qui s'en dégage ainsi que par la profondeur de son récit. D'un style épuré, il décrit méticuleusement l'âme de ce peuple russe, durement touché par L Histoire. Il révèle sa part d'ombre, avec empathie. Les mots font mouche : c'est ce qui rend son style si beau, si personnel, si émouvant et ce mélange de culture franco-russe qui lui donne, certainement, cette sensibilité pleine de charme. Il y a quelque chose de Stefan Zweig dans Andréï Makine, cette façon de pénétrer l'âme humaine. A chaque livre, je ressens comme l'empreinte d'un vécu douloureux qui affleure du récit. La façon dont l'auteur raconte l'histoire de ce pianiste rencontré dans un hall de gare permet de mesurer ce que ce peuple a pu endurer, comment il a été broyé sous le joug du stalinisme pour ensuite l'envoyer à l'abattoir. Il nous donne à réfléchir sur le sens du tragique que seul un russe est capable de raconter avec autant d'acuité. Malgré les épreuves qui vont jalonner l'existence de ce virtuose et malgré la période historique en question, Andréï Makine nous parle avec tendresse du peuple russe, c'est un hommage qu'il lui rend.

Récit d'une grande intensité où l'amour, la passion côtoie la répression, la guerre, la peur, la musique, en une phrase : « la musique d'une Vie » selon le ciel sous lequel nous naissons.

« La souffrance existe avant les hommes mais le mal n'apparaît qu'avec eux » Jean d'O

« Avoir souffert rend tellement plus perméable à la souffrance des autres « L'Abbé Pierre
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