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Critique de boudicca


L'étude réalisée par Kris Manjapra dans ce livre vise à démontrer que les politiques et les lois regroupées sous le nom d'« émancipation » au XIXe siècle, loin d'avoir libérées immédiatement et efficacement les populations noires, ont au contraire aggravé le traumatisme historique que représente l'esclavage et consolidé le suprématisme blanc car elles ont maintenu le système de castes raciales nées de l'esclavage. Pour Kris Manjapra, on a procédé en ce qui concerne l'émancipation des Noirs à une « fantômisation », c'est-à-dire qu'on oublie la moitié de l'histoire en passant sous silence les suites juridiques de cette émancipation, qui n'est bien souvent que de papier. En effet, si les institutions de l'esclavages sont abolies, les droits de l'esclavagiste, eux, sont préservés. Cela passe notamment par des compensations financières parfois colossales aux planteurs, mais aussi par de nouvelles formes de servitude. Ce qui fait dire à l'auteur que « de bout en bout, ce sont les propriétaires d'esclavages qui ont maîtrisé le processus et influencé le jeu politique. » L'auteur dénonce aussi une autre forme de « fantômisation », celle qui concerne les révoltes des communautés noires pour se libérer elles-mêmes. L'auteur rappelle en effet que les esclaves n'ont pas attendu les décisions de leurs « émancipateurs » pour se révolter et se créer eux-mêmes des espaces de liberté.

Pour illustrer son propos, Kris Manjapra propose de comparer les processus d'émancipation dans le monde. Cinq sortes différentes sont repérées, et un chapitre est consacré à chaque type d'abolition. le premier se consacre aux abolitions progressives, un phénomène qui concerne essentiellement le Nord des États-Unis et l'Amérique hispanique et dont la caractéristique principale réside dans l'achat par les populations « esclavisées » de leur liberté. Dans cette partie du monde, le processus abolitionniste fut très lent (plusieurs décennies) et permit globalement aux propriétaires de conserver leur fortune intacte tout en refusant toute forme de réparation aux anciens esclaves qui sont au contraire forcés de dédommager leurs anciens maîtres par du travail non rémunéré. Cette forme d'abolition a donc ceci de particulier qu'elle consacre la légitimité de l'esclavage en faisant fi du droit des esclaves à obtenir réparation. Malgré la résistance des populations noires, la perpétuation de formes d'esclavage ainsi que les mesures discriminantes prises par les états (interdiction des mariages « interraciaux », absence de droits civiques, interdiction de rentrer dans un état...) entraînent inévitablement leur marginalisation. « Au Nord, les lois et politiques de la période post-esclavagiste renforcent l'exclusion des communautés noires qui se retrouvent privées d'une participation pleine et entière à la vie sociale. »

L'auteur aborde ensuite le sujet des abolitions rétroactives et se penche sur le cade de la révolution haïtienne dont l'impact a été totalement minoré. Au XVIIIe, le mode de production de la plantation et la violence qui y règne font naître les conditions d'une révolte de masse sur l'île. L'insurrection de 1791 s'accompagne d'un formidable mouvement populaire qui permet aux esclaves d'obtenir l'abolition par la révolte. Aucune compensation pour les planteurs n'est alors prévue puisqu'ils sont considérés comme des criminels, et non des propriétaires spoliés. En 1804, les troupes françaises sont défaites malgré la capture de Toussaint Louverture et l'île, alors connu sous le nom de Saint-Domingue, prend le nom d'Haïti. Elle devient toutefois rapidement une paria sur la scène internationale, les nations occidentale refusant de reconnaître le pays. En 1825, Charles X concède l'indépendance en échange du paiement d'une indemnité compensatoire colossale, ce que le président de l'époque, Jean-Pierre Boyer, accepte pour en finir avec le boycottage diplomatique qui laisse son pays vulnérable à une invasion. La France oblige donc Haïti à adopter un programme abolitionniste rétroactif : on force l'île, après coup, à payer des réparations aux anciens propriétaires et à accepter le fardeau d'une dette insoutenable. Pour l'auteur, « l'arme invisible de la ruine financière, plus que les canons des vaisseaux de guerre, créèrent les conditions d'un sous-développement à long terme. »

le troisième type identifié est celui des abolitions compensées. Cela concerne essentiellement le Royaume-Uni où les esclavagistes s'enrichissent du travail forcé et des dédommagements fournis par l'empire britannique sur le trésor public. L'auteur rappelle dans ce chapitre que les très fortes mobilisations populaires et les révoltes qui ont lieu dans les colonies jouèrent un rôle clé dans le processus d'émancipation. Contrairement à la vision romantique de l'histoire anglaise que beaucoup peuvent avoir, il est donc erroné de limiter l'abolition à la volonté d'une poignée de parlementaires comme William Wilberforce. Kris Manjapra rappelle en effet que l'impulsion décisive qui aboutira à l'abolition de l'esclavage en 1833 vient avant tout du bas de l'échelle sociale et que « l'abolitionnisme est donc d'abord un mouvement populaire ». Il distingue également deux types d'abolitionnismes dont les visions s'opposent à l'époque. Celle défendue par les Blancs et par l'élite de la société britannique consiste en une abolition progressive pour « préparer les Africains à leur future liberté » et permettre aux planteurs de se réorganiser. Activistes et intellectuels africains développent, eux, militent pour une abolition immédiate, insistent sur la nécessité de reconnaître l'esclavage comme une exaction et exigent des réparations en faveur des victimes. L'auteur se penche ensuite sur le cas des colonies caribéennes britanniques qui connurent de nombreuses révoltes au début du XIXe, preuve que, là encore, « les Noirs n'attendirent pas qu'on leur octroie la liberté. » Autant de mouvements de résistance qui furent réprimés de façon sanglante.

Les deux autres types d'abolition abordées sont les abolitions guerrières, celles qui sont acquises par la force des armes après la Guerre de Sécession, et enfin celles qui servirent de prétexte à la colonisation de l'Afrique. N'ayant pas eu le temps de terminer ces deux chapitres dans le temps imparti, je rajouterai des éléments les concernant ultérieurement.

Avec « Les fantômes noirs de l'esclavage » Kris Manjapra signe une étude captivante qui permet de mieux comprendre les dispositifs qui encadrèrent l'abolition de l'esclavage au XIXe partout dans le monde. L'auteur met ainsi en lumière un pan totalement occulté de notre histoire et atteste du rôle déterminant joué par les Noirs eux-mêmes dans leur libération, aussi bien dans les colonies que dans les métropoles. L'ouvrage souligne également que l'abolition ne marque souvent la fin de l'esclavage que sur le papier, et que l'exploitation des populations noires s'est poursuivie grâce à des dispositifs légaux pendant encore longtemps, permettant ainsi aux Blancs de renforcer leur suprématie (notamment par le biais de compensations financières quasi systématiques en réparation du « préjudice » subi par les planteurs). A lire !
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