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Critique de fulmar


« Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ».

Pour ce 11 novembre, j'ai fait sortir des tranchées un petit livre caché dans les profondeurs du magasin de la médiathèque.
J'aurais préféré qu'il s'intitule « La gomme dans l'air », histoire d'effacer à jamais les horreurs des conflits. Mais la réalité actuelle ne permet pas d'oublier ce que vit « L'homme dans la guerre ». Une contrepèterie dérisoire ne nourrit pas l'espoir, elle suscite juste un devoir de mémoire.
Verlaine avant Verdun, quelques vers qui me prennent à revers, le rythme de la versification résonne dans ma tête, 4-4-3, 4-4-3, les deux 4 claquent comme des coups de fusil, la vie explose, le 3 apaise car il tombe, sonne la mort.
Les Eparges, 1915, ne devrait-on pas appeler le sol où s'arrêta la vie de Louis Pergaud, « La terre des bougons », car l'opposition entre les deux bandes rivales de gamins qui se dépouillent de leurs boutons est prémonitoire, bouton-bougon, terre-guerre, l'homme devenu adulte est resté l'enfant frondeur de la jeunesse, incapable de régler un conflit sans bataille.
Alain-Fournier était déjà disparu depuis quelques mois, en 1914, peut-être sous « le grand aulne », domaine mystérieux qui le rendra célèbre avec un seul roman.
Mais deux autres écrivains ont pu résister à la mort pendant la guerre en Meuse, deux jeunes officiers d'une vingtaine d'années, l'un français, l'autre allemand, Maurice Genevoix et Ernst Jünger. Ils ont écrit pour témoigner sur ce conflit, la grande guerre, face à face, deux combattants qui ne se sont jamais rencontrés.
Compagnon de Sylvie dans sa fin de vie, la fille de l'écrivain de la Loire, Bernard Maris lui dédie cet essai un an après sa mort, et deux ans avant la sienne, cruel destin quand on sait ce qui arriva à la bande de Charlie.
Il n'a pas tardé à narrer les souvenirs de ces deux combattants reporters de guerre, en 2013, bien lui en a pris.
Le livre, paru il y a dix ans, n'a eu qu'une édition, les quelques mots de la quatrième de couverture consacrés à la vie de Bernard Maris sont écrits au présent. Il reste vivant, son association « Je me souviens de Ceux de 14 » aura permis, il y a trois ans, l'entrée au Panthéon de son beau-père avec qui il aurait aimé parler littérature. Cette lecture croisée des livres des deux écrivains « ennemis » témoigne du comportement humain face à la guerre, un regard vécu de chaque côté de la ligne de front, par deux protagonistes de terrain, admirablement relatée par le talent du conteur.

Faire la critique d'une critique d'un écrivain qui écrit sur l'oeuvre de deux autres écrivains, c'est un défi inaccessible. Je peux juste rendre compte, avec des citations, des recherches de Bernard Maris.
Son étude de textes est fouillée, la mise en relation des comportements des deux adversaires est permanente. Ils ne se sont jamais vus ni parlés, même lors de commémorations. Il organise cette rencontre, par l'écriture, entrecroise leurs récits en pointant leurs convergences et leurs différences. du grand art, comme si les deux se répondaient dans un dialogue imaginaire.
Mais tout est vrai. Ces deux-là ont tout vécu, tout transcrit, les citations sont intégrées avec fluidité dans le récit de Bernard Maris.
Connu pour ses écrits sur l'économie, il n'a pas hésité à consommer, mais en prenant le soin de ne garder que l'essentiel, avec énergie, mais sans gaspiller, comme un moteur hybride qui change de système, en douceur, tout en gardant sa vitesse de croisière, il nous balade de l'un à l'autre, avec juste des guillemets pour savoir lequel avance ses pions.
C'est un essai philosophique autant qu'un témoignage sur la guerre et les humains, où se mêlent histoire, psychologie et littérature. La référence à l'Iliade d'Homère montre combien les affinités sont évidentes entre les héros antiques et les soldats de la grande guerre.
Mais la période actuelle n'est pas en reste. Une phrase d'un chef terroriste entendue dans un reportage alors que Bernard Maris préparait ce livre :

« Jamais vous n'aimerez la vie comme nous aimons la mort ! »

Pouvait-elle être prononcée par le lieutenant Jünger ? Elle était destinée aux opérateurs des attentats-suicides, qui auront lieu à divers endroits, comme le 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo.
Dans son texte, à un moment, il raconte ce que subit Genevoix :

« Soudain, la mitraille devient trop forte et il faut se coucher. C'est le moment qui décide de tout, de sa vie d'homme et d'écrivain. Il se retourne, ressentant quelque chose dans son dos. »

En effet miroir, j'y revois la même scène quand les compères sont réunis pour la réunion du comité de rédaction du journal. Genevoix/Maris, même combat, le premier s'en est sorti, le second n'aura pas eu le temps de penser à cette scène qu'il avait écrite trois ans auparavant.

« Les pulsions de mort et de vie se livrent un combat sans merci au coeur de l'humain. L'humanité vient précisément du refus de la pulsion. L'humanité commence quand la pulsion s'arrête ».

Ce jour-là, l'humanité ne s'était pas montrée. Et les pulsions battent en différents lieux à différents moments. Cette histoire est un éternel recommencement. Nous vivons une époque formidable.

Genevoix et Jünger n'ont pas fait la même guerre. « Ceux de 14 » et « Orages d'acier » parlent du même conflit, mais pas avec les mêmes mots. Pourtant y sont décrits les mêmes actions, les mêmes horreurs, les mêmes regards.
Genevoix, témoin que la guerre a fait écrivain, est dans le concret. Il est sensible à tous les humains. Jünger, est un écrivain-né, un penseur qui analyse, juge, prévoit.
L'un affirme son devoir de solidarité avec ses hommes, ainsi que son attachement à la terre.
L'autre dit la surhumanité des soldats allemands, glorifiant l'armée et la nation.

« La guerre nous apparaissait comme une action virile, comme un joyeux combat de tirailleurs dans des prairies pleines de fleurs, mouillées d'une rosée de sang ».

Bernard Maris est dans l'exaltation. « Vivent les passions et les pulsions enfin libérées, sorties comme de mauvais génies des corps nus ». (…)
« La guerre déchire la communauté de cette Europe matérialiste, et l'homme redevient ce qu'il est, primitif. Enfin la pulsion triomphe de la raison. L'homme redevient ce criminel-né que la culture étouffe. Il renaît ».

Et Jünger insiste :

« Il y a la guerre parce que le meurtre est en chacun de nous. La guerre révèle l'essence de l'humain ».

Maris explique alors la rédemption.

« Après les Eparges, cette guerre va changer les deux hommes. Elle enseigne la compassion à Genevoix qui, bouleversé par la mort de son ami, cesse de l'aimer pour «aimer la vie jusqu'aux plantes et aux arbres». Jünger au contraire, pour qui la guerre exprime la vie dans toute sa violence, se durcit alors que la défaite se profile, s'acharnant à la rendre belle.

Et il faudra attendre le second conflit mondial pour que l'officier de la Wehrmacht - qui dès ses débuts refusa de cautionner le régime nazi, claquant ostensiblement des talons pour saluer les Juifs porteurs de l'étoile jaune - n'aime plus la guerre. Pour que, bouleversé à son tour par la mort de son fils et les bombardements souillant sa terre, il se montre enfin accessible à la pitié.

Genevoix a vu de ses yeux ce dont était capable l'homme : de surhumanité dans l'horreur. Il va témoigner à son tour contre la mort, en la regardant d'un regard tranquille, car elle fait aimer la vie. Il le fera dans « La mort de près », ouvrage absolument pacificateur, serein. L'homme ne doit pas nier sa grandeur ».

Et la nature, dans tout ça ? Genevoix la remet en piste dans « Trente mille jours » :
« Il y a des signes partout… à croire qu'au fil des siècles, la race des humains ait laissé s'en aller d'elle les dons, les mots, les humbles et merveilleux secrets qui l'unissaient à l'universelle création ».

Et Bernard Maris le confirme :
« Innombrables sont les descriptions de la nature chez les deux auteurs dans leurs récits de guerre.
Genevoix est un écrivain achevé. Tous ses romans parleront des bêtes et des fougères, de jonchées de feuilles mortes et de mousses humides où l'eau laisse la trace des pas, et des ciels, pétillants d'étoiles ou bleu-écru, en lambeaux ou guenilleux, floconneux, poudrés.
Lire Jünger est aussi une promenade en forêt. Voici le trèfle fleurissant en lourds coussins d'un rouge sombre dans les prairies bordées de primaltiers blancs.
Non seulement Genevoix et Jünger ont trouvé leur style par le miracle de la guerre, mais ils n'en changeront plus. Jünger est abstrait, philosophique, rigoureux, Genevoix est hyperréaliste, orné, détaillé, compliqué presque. Les deux sont des poètes. L'écrivain est celui qui cherche ses mots : quelle gourmandises des mots , chez l'un comme l'autre ! »

J'aurais pu vous écrire aussi la description qu'ils font des animaux, spécialement des chevaux, éléments importants de cette grande guerre. Mais non, il vous faut la découvrir vous-mêmes en lisant ce petit livre, qui est bien plus qu'un essai, en tout cas pour moi un chef d'oeuvre.
Les analyses de Bernard Maris sont le témoignage de ce qu'une époque peut offrir de meilleur et de pire. On en fait le triste constat chaque jour.
Laissons-le conclure à sa façon :

« En fait, deux lieux échappent à la foule, aux hommes et à leur progrès : la forêt et la bibliothèque ».

Je dédie à « Deux de 14 » cet essai de Bernard Maris.
L'un est né le 28 juin de cette année-là, jour de l'assassinat de François-Ferdinand, l'autre est décédé en septembre, pendant la bataille de la Marne.
Ils n'ont pas eu le temps de faire connaissance.
J'ai su du premier qu'il a passé cinq années dans les Stalag.
Du deuxième, je n'ai vu qu'une photo, en noir et blanc. Au dos, un prénom, Emile. C'est son fils qui me l'a montrée. de ce Maurice, je ne vois que le souvenir d'un être meurtri.
L'homme dans la guerre, celui-ci était le mien, mon père, qui n'avait pas eu la chance de connaître le sien.
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