Au nom de Margarete

Le vieil homme s’était mis à appeler la substance qui n’était pas encore au point l’Élixir de Zimmer, et il commençait à se demander si l’on pouvait détecter de très légères augmentations de l’afflux sanguin dans les zones où l’activité était la plus grande. Faites-leur bouger une patte, disait-il à Lucius, et on pourra peut-être voir une masse lumineuse correspondante dans le cortex moteur, tandis qu’une activité phonatoire provoquerait l’éclairage du lobe temporal.

Il avait vingt-deux ans, un tempérament fébrile, rebelle à la hiérarchie et était impatient de voir sa formation se terminer.
Pendant trois ans, il avait étudié seul dans les bibliothèques et s’était consacré à la médecine avec une austérité monastique. Des morceaux de papier pelure festonnaient les marges de ses manuels, humectés de salive et collés à la main. Dans les grandes salles de cours, sur des plaques de lanterne magique, il avait vu les ravages du typhus, de la scarlatine, du lupus, de la peste. Il avait mémorisé les symptômes du cocaïnisme et de l’hystérie, savait que l’haleine d’un patient empoisonné au cyanure sentait l’amande et qu’on pouvait entendre dans le cou le murmure d’un rétrécissement aortique valvulaire.

Une merveille!

Il déclara à Lucius qu’il n’était pas fâché d’avoir la compagnie d’un autre homme de science et, lors de leurs soirées, se complut à lui tenir de grands discours sur ses théories de l’hérédité et de l’impureté naturelle de certaines races. Lucius ne vit pas une seule fois cet homme essayer d’expliquer à ceux dont il avait la charge pourquoi ils étaient rassemblés et rasés, ou pourquoi on leur ôtait leurs vêtements rituels pour les passer à la vapeur.

Il attendait toujours son affectation et déambulait dans la ville, son sabre de soldat tapant impatiemment contre ses bottes. Les marronniers du boulevard virèrent à l’or, puis au rouge. Jour après jour, il allait à l’hôpital, essayant d’aider aux opérations,

S’il n’était pas aussi vieux, s’il n’avait pas tous ces rhumatismes, il se serait engagé lui aussi ! Mais partir au front ! Si c’était une affectation militaire que voulait Lucius, on pouvait arranger cela. Lui faire obtenir un poste d’assistant à l’hôpital universitaire de Vienne.

Le calcul était clair : la guerre allait encore enrichir la compagnie Mines et Métaux Krzelewski. Chaque chemin de fer saboté devrait être reconstruit pour être détruit à nouveau ; reconstruit, redétruit et re-reconstruit. Mais à la fin, il faudrait faire les comptes. Elle avait besoin d’au moins un patriote pour prouver qu’ils n’étaient pas des profiteurs.

Un bébé, un vrai bébé en chair et en os. Rose et vigoureux. Et qui crie à pleins poumons.

Il ne savait ce qui le rendait le plus jaloux : les repas que les paysans reconnaissants préparaient ou les baisers que les filles bronzées déposaient dans la paume de Feuermann. Ou l’occasion de mettre un enfant au monde en appliquant des protocoles qu’il n’avait pratiqués, lui, que sur le vagin en satin d’un mannequin.

Ce qui manquait, sauf votre respect, monsieur le professeur, c’étaient des images des vaisseaux sanguins. Si l’on pouvait inventer un élixir susceptible d’être opaque à la radiographie, l’injecter dans les artères, les veines, et montrer les méandres des affluents… si seulement on pouvait dissiper ce flou…