Au nom de Margarete

Et pourtant ! C’était là que résidait la pensée, se disait-il, impressionné. Dans cette zone grise habitaient la peur, l’amour et la mémoire, le visage des êtres aimés, l’odeur de la cellulose mouillée et même la vision du technicien au moment où le cliché avait été pris. Le docteur Macewen, de Glasgow, l’un de ses dieux, avait nommé le cerveau le continent sombre.

L’excitation qu’il éprouvait lorsqu’il résolvait les cas les plus difficiles était presque sexuelle. Il y avait dans les schémas une clarté magnifique : ils permettaient de localiser une tumeur selon qu’elle détruisait le langage ou la vision, et de réduire la complexité des êtres à l’architecture de leurs cellules.

Le  visage de Lucius était brûlant. Il en voulait au médecin de poser ces questions devant la fille du patient, et il s’en voulait de répondre. Mais il lui déplaisait aussi de penser qu’il était du côté du patient, un homme affaibli et incapable de s’exprimer. Aussi répondit-il avec autorité et sans compassion. Son diagnostic de sténose du tronc cérébral avec destruction irréversible des centres respiratoires conduisant à la mort fut accueilli par des applaudissements qui enflèrent jusqu’au tonnerre.

S’il était amoureux de la Médecine – oui, c’était bien le mot pour désigner ce vertige, cette méfiance jalouse d’autres soupirants, cette tendance à se complaire dans des secrets de plus en plus délicats – s’il était amoureux de la médecine, donc, il ne s’était pas attendu à ce que son sentiment fût payé de retour. Au début, il remarqua seulement que lorsqu’il parlait d’Elle, son bégaiement disparaissait.

Il répliqua que de nombreux enfants de la noblesse devenaient médecins. Mais il connaissait la réponse avant même qu’elle ne franchisse les lèvres minces et crispées de sa mère : « Oui, mais tu ne deviendras pas ce genre de médecin-là. »

Le bégaiement se manifeste dès l’enfance, lui dit sa mère, et non chez un garçon de son âge. Seul, il ne bégayait pas, ni quand il parlait de ses magazines scientifiques ou du nid d’oiseau devant sa fenêtre. Ni lorsqu’il visitait l’aquarium des collections zoologiques impériales, où il observait pendant des heures les Grottenolm, ces salamandres aveugles et translucides originaires du sud de l’Empire, et chez lesquels il croyait voir la pulsation magique du sang.

Bien qu’il ne fût guère enclin à la dévotion religieuse, c’était dans le vocabulaire religieux qu’il puisait pour trouver les mots appropriés : révélation, épiphanie, miracle des créations divines et, par extension, miracle des défaillances de ces mêmes créations.

Lorsque la guerre fut déclarée, il rêvait la nuit de l’amphithéâtre : des rêves longs et exigeants, où il extrayait des organes improbables à des êtres mi-hommes, mi-porcs (il s’exerçait sur des rebuts de boucherie). Une nuit où il rêvait de l’extraction d’une vésicule, il eut une impression si précise du poids chaud et humide du foie qu’il se réveilla avec la certitude qu’il pouvait pratiquer seul cet acte chirurgical .