Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l'homme

Les médias lourds et rigides comme la pierre retiennent le temps. Utilisés comme des supports de l'écriture ils sont extrêmement froids et servent à unir les époques. Le papier par contre est un médium chaud qui retient et unifie l'espace horizontalement au profit d'empires politiques ou de divertissement.

L'alphabet est un processus irréversible qui ramène les cultures analphabètes au commun dénominateur des fragments visuels spécialisés du monde occidental. L'argent est un auxiliaire de cette technologie alphabétique spécialisée et donne une intensité nouvelle même à la forme guntebergienne de la répétition mécanique. L'alphabet a neutralisé les effets divergents des cultures primitives en traduisant leur réalité complexe en termes visuels simples : l'argent fiduciaire, lui, a été au Xxème siècle un réducteur de valeurs morales. Tout comme le papier avait amplifié la force de l'alphabet au point de réduire les barbares oraux au commun dénominateur de la civilisation romaine, le papier-monnaie a permis à l'industrie occidentale de couvrir la surface du globe.

Tout au long de l'histoire de l'Occident nous avons traditionnellement considéré les lettres, et à juste titre, comme la source de la civilisation et regardé nos littératures comme la marque de l'état civilisé. Tout ce temps néanmoins nous avons vécu dans l'ombre des nombres le langage et la science. Considéré isolément les nombres sont aussi mystérieux que l'écriture. Vus comme prolongement de notre corps matériel ils deviennent parfaitement intelligibles. Tout comme l'écriture est un prolongement et un isolement du plus neutre de nos sens, le sens de la vue, de même les nombres sont un prolongement et un isolement de notre activité la plus intime et la plus corrélative, notre sens du toucher.

Dans cette société la séparation de l'individu et du groupe dans l'espace (l'intimité) dans la pensée (le point de vue) et au travail (la spécialisation) a eu l'appui culturel et technologique de l'alphabétisme et de la galaxie d'institutions industrielles et politiques fragementaires qui gravitaient autour (...) Les lettres phonétiques et les chiffres ont été les premiers moyens de fragmenter et de détribaliser l'homme.

L'alphabet phonétique est une technologie unique en son genre. Il a existé plusieurs sortes d'écritures, pictographique ou syllabique, mais seul l'alphabet phonétique fait correspondre des lettres sans signification sémantique aucune à des son sans signification sémantique aucune. Cette division et ce parallélisme rigides entre deux mondes, l'un visuel et l'autre acoustique étaient du point de vue culture frustes et brutaux. L'écriture phonétique fait bon marché de tout un monde de perceptions et de significations que préservaient des formes comme les hiéroglyphes et les idéogrammes chinois. Ces formes d'écriture plus riche culturellement ne donnaient toutefois aux hommes aucune possibilité de passer soudainement de l'univers magique, discontinu et traditionnel qu'est la parole tribale au médium uniforme et froid qu'est celui de la vue.

En termes de prolongements de l'homme le thème des dents du dragon est dans le mythe de Cadmos d'une extrême importance. Elias Canetti nous rappelle dans "Crowds and Power" que les dents sont des agents de puissance évidents chez l'homme et chez beaucoup d'animaux. Toutes les languens abondent en témoignages de la force et de la précision des dents comme moyens de happer et de dévorer. Il est naturel et pertinent que l'on ait comparé à des dent de dragon des lettre qui sont des agents de précision et d'ordre agressifs. L'ordre linéaire des dents est éminemment visuel. Et non seulement celui des lettres lui ressemble-t-il mais l'histoire de l'Occident abonde en preuves qu'elles sont les dents mêmes des constructeurs d'empires.

Pour avoir un aperçu des chambardements de population et de modèles d'établissement que provoque l'accélération de la roue de la route et du papier examinons quelques exemples que nous fournit Oscar Handlin dans son ouvrage intitulé "Boston immigrants". En 1790 nous dit-il Boston était un ensemble compact où tous les ouvriers et tous les marchands vivaient à portée les uns des autres et où les zones domiciliaire ne tendaient pas à se répartir selon des critères de classe : "Mais à mesure que la ville grandissait et que les quartier excentriques se faisaient plus accessibles les habitants se disséminèrent et en même temps se répartirent par zones distinctes" Cette seule phrase résume le présent chapitre. On peut la généraliser pour y inclure l'écriture "A mesure que la connaissance s'étendait visuellement et qu'elle devenait plus accessible sous une forme alphabétique elle se répartit et se divisa en discipline spécialisées"
A la vitesse de l'électricité toutefois tout ce processus se renverse. L'implosion et la contraction remplacent l'explosion et l'expansion mécanique.

Aujourd'hui que l'homme a prolongé son système nerveux central par la technologie électrique, le champ de bataille, tant de la guerre que des affaires, s'est transporté au plan de la formation et de la dissolution des images mentales. Jusqu'à l'âge de l'électricité, l'enseignement supérieur était un privilège et un luxe réservé aux classes désoeuvrée; aujourd'hui c'est une nécessité pour la production et une condition de survivance. Or quand l'information elle-même devient l'essentiel du fret, même les esprit les plus routiniers se rendent comptent du besoin de connaissances poussées. L'irruption de la formation académique sur la place du marché a la soudaineté du renversement de situation ou du coup de théâtre classiques, d'où les rires bruyants du public et des universitaires. Mais cette hilarité va s'éteindre quand les diplômés s'empareront des fauteuils d'administrateurs.

Au lieu de traduire la nature en art, le primitif analphabète tente de l'investir d'énergie spirituelle.

Les mots mêmes de "saisir" et d'"appréhender" révèlent un processus qui consiste a atteindre les choses à travers d'autres, à toucher et à sentir plusieurs facettes en même temps par plus d'un sens à la fois.