Citations sur Ce qu'il reste des mots (39)
S’émerveiller, s’émouvoir, et produire de l’amour. Notre unique réponse.
Je suis finalement rentré, passant par Lavaux, par ces routes lovées dans les vignes qui surplombent le lac et sont parmi les plus belles du monde. Montagnes qui plongent dans l’eau, lumières dorées, rayons enfumés ; couleurs de miel, de curcuma, les pentes abruptes dégoulinant de grappes et de sarments. Au ciel de beaux nuages bien dodus, et le soleil inextinguible.
J’ai donc pris le chemin de mon corps, et j’ai réappris à vivre au milieu des autres et du monde. Encore un peu plus cabossé. Mais avec tellement d’êtres chers : ma femme, mes parents, mes cinq frères et sœurs ; mes amis proches, la famille. Ensemble, nous avons reconstruit. C’est ce que nous savons faire de mieux. C’est ce qu’il y a de plus difficile.
Mais, alors, qu’on imagine la perte d’un être cher comme uniquement remplie de souffrance et d’aigreur, il s’avère que l’accompagnement d’une amie intime jusqu’à sa fin prochaine comporte – et cela aussi, je refuse de le dissimuler – une part de force affective et émotive inouïe que rien ne surpasse.
Le lien d’amour qui nous unit : d’abord un simple fil, plus ou moins tendu ; et puis, avec ce partage, démultiplié, le fil se renforce, d’autres ficelles s’enroulent autour jusqu’à former un lien épais, massif, qui ressemble aux cordes dont les bateaux se servent pour s’amarrer au port. Aux racines entrelacées d’un banian. Hannah et moi sommes enchevêtrés, définitivement complices.
Il n’y a rien d’extraordinaire. Ou plutôt : l’extraordinaire s’est découvert dans l’ordinaire, dans le partage total, complet, absolu de nos deux personnes. Dans l’affection, la compassion, la douceur ; dans tous ces états de réception et d’offrande auxquels nous avons osé nous soumettre.
Je me sens fragile. Guidé par ce qui compte, par ce qui est juste, oui, mais timide et incertain. C’est une étape nouvelle pour moi. Aller aussi loin dans le rapport à l’autre, avec un être aussi cher qui plus est, être présent, juste là, pour tenir la main et ne jamais rompre le lien invisible qui nous unit, jusqu’à la fin, nous inonder d’amour, voilà qui m’est totalement neuf. J’espère être adéquat. Il me semble que oui, mais qui sait. Il n’y a pas d’enjeu plus important.
Et les mots qui peinent à suivre. Les mots qui, dès que l’on a besoin d’eux, semblent s’enfuir ; véritables poules mouillées des situations à risques, des moments majeurs, les mots. Tant pis. Nous faisons sans eux, ou plutôt avec eux, et par-dessus eux.
Nous ne disons rien d’exceptionnel. C’est au-delà des mots. Nous sommes ensemble. C’est tout. Et cette fois, j’en suis sûr : ce qui compte le plus, ce qui doit être absolument dit, est inexprimable. Mais se transmet. Parvient à passer. Par un courant sans parole. Par un fil invisible. Il est presque palpable. L’amour que l’on se porte.
(…) et puis le cardinal arrive. Il tient son déambulateur d’une main ferme, la tête toujours penchée sur la gauche. Habillé en soutane noire, avec le col romain, il porte aux pieds des baskets Nike à scratch dernier modèle. Si l’on ajoute la grosse croix d’argent qu’il porte au cou, et l’anneau d’or sur son doigt, les similitudes avec un rappeur de la côte ouest des Etats-Unis ne manquent pas. Penser à apporter la prochaine fois un CD de Tupac.