La vie fantastique

Voici deux nouvelles aux Indes à l'époque coloniale où deux belles jeunes filles un peu trop convoitées voient leurs époux tués ou dérobés au cours des noces. A chaque nouvelle, on sera en présence d'un « de ces jaloux impuissants qui sont condamnés à ronger leurs griffes, parce qu'ils sont repoussés par toutes les mains ! » qui troublera la cérémonie.

1°/ le mariage et le tigre

Le tigre affamé a le sens du spectacle, il sélectionne avec soin sa proie en vue de provoquer le plus de bruits et de drames possible. le premier époux est tout bonnement dévoré lors des noces.
Deux rivaux, présents à la cérémonie s'en frottent déjà les mains, ils ont assisté de leurs propres yeux au spectacle, pleinement satisfaits du résultat.
José Alvelo, l'un des rivaux, clame haut et fort qu'il a férocement combattu le tigre du mieux qu'il a pu pour venir en aide au malheureux époux ; Christmas, le second rival ne se vante pas mais se réserve le moment idéal pour démolir avec grâce son adversaire. Dissimulé dans l'ombre, il a vu l'action de la bête et l'immobilité craintive de José Alvelo.
Plutôt que de mornes funérailles, on se précipite pour une bonne chasse au tigre en guise de vengeance ! Rien de mieux pour changer les esprits et apaiser les nerfs.
Le prétendu héroïsme de José séduit instantanément la veuve, qui rejoint l'aventure de la chasse au tigre du haut d'un palanquin sur des éléphants… Les deux rivaux participent à la chasse et c'est là le début d'une diplomatie guerrière entre les deux concurrents, où l'un profite de son avance et où l'autre désire réduire à néant son ennemi. Animé par un sentiment d'injustice, le second rival est déterminé et rusé, la « triche » de son rival par son héroïsme de façade lui a laissé un goût amer de revanche.
Le père et la veuve sont tous deux ravis d'interchanger aussi vite le premier mari par un second. le terrain de jeu est donc très propice aux meilleures fourberies d'une rivalité malsaine entre les deux rapaces.

2°/ Les jeunes bohèmes parisiens en Inde

Après avoir vécu dans les deux mondes comme La Fayette, Prosper découvre, à son retour en France, les joies des activités somnolentes d'un bon châtelain millionnaire qui fait des réceptions. Prosper et son ami Marcel hochent la tête nonchalamment à toutes les discussions, observent passivement avec mépris les petites agitations des convives qui brassent l'air pour dissiper l'ennui. On parle de la dernière pièce en vogue au déjeuner, du coût des loyers… Des amateurs jouent maladroitement au billard, une jeune fille est poussée de force à chanter, on joue aux cartes en pariant des centimes, on a pour projet d'aller faire causer un vieillard du coin qui conterait des anecdotes… Dur contraste pour ce voyageur qui partira immédiatement après pour les Indes.
Le bonheur ne se fait pas attendre pour ce riche, jeune et beau bohème qui, aussitôt là bas, projette de se marier avec la fille d'un riche colon hollandais. Prosper a sans doute eu ouï-dire de la nouvelle précédente car il est méfiant de ses propres réjouissances, il n'accepte pas même que son ami Marcel vienne à ses noces « Mon cher ami, nos noces se front sans pompe, sans étiquette. Il y aurait, dit-on trop de jaloux. On se plaindrait que la mariée est trop belle. Mon bonheur me ferait des ennemis ».
L'intuition était bonne mais il a baissé les gardes face à l'ami de sa fiancée qui lui tendra un piège tout en laissant Marcel être accusé d'assassinat.
L'accusation d'un français est du pain béni pour les journaux locaux qui se défoulent tous en choeur « un jeune français, accusé d'assassinat et de viol, comparaîtra bientôt devant le tribunal criminel, sous le poids des preuves les plus accablantes. Il est temps qu'une sévère leçon soit donnée à ces étrangers pervers qui abusent de notre généreuse et tolérante hospitalité » il faut cesser cette « importation de l'immoralité parisienne ».
Le procès est tellement divertissant et médiatisé qu'on « loue les places » du procès, on vend à des prix exorbitants des esquisses ou dessins de l'accusé, l'hôtel où loge le français fait d'excellentes ventes et on va même jusqu'à revendre la moitié d'un cigare jeté par Marcel.
Tout est fait pour anéantir et réduire au silence la défense dans une atmosphère d'humiliation populaire envers le vilain français.
Alors, quand survient le rebondissement favorable et inattendu à la défense, c'est la grande déception « on n'aurait pas dû laisser parler l'avocat » « quel tort cela va faire au petit commerce ! »
Pris par de sincères remords, le père de la veuve qui avait poursuivi Marcel présente ses excuses, l'invite chez lui et… Marcel ne peut s'empêcher de tomber sous les charmes de la fille et c'est encore une histoire où la veuve sera prise entre un ardent désir d'amour et de culpabilités pour son mari récemment décédé.

Joseph Mery déploie toute son imagination pour nous pousser à l'évasion dans les Indes où les passions y sont plus nombreuses et violentes qu'en France. Cela dit, il n'y a que l'environnement qui soit Indien, ce ne sont pas les moeurs indiennes mais ceux de riches colons de toute nationalité résidants dans des coins reculés des Indes en pleine jungle et dans des somptueuses villas.
Il en profite pour railler les parisiens égo-centrés, on « divise la terre en deux zones, Paris et la campagne. Quittez les bords de la Seine et votre arrondissement, et allez à Pondichery, à Calcutta, votre portier dira brusquement à qui viendra vous demander : Monsieur est à la campagne »
« Le soleil se lève derrière les tours de Notre-Dame pour éclairer Paris, et quand il a fait son devoir de lampiste, il se couche sous l'arc triomphal de l'Etoile et il profite de la nuit pour se glisser incognito dans son poste du matin, à l'est de la Cité. Telle est la géométrie élémentaire du portier parisien »
Quand les parisiens sont un peu plus cultivés, « on sait qu'il y a cinq parties du monde, et que la Terre tourne autour du soleil et autour de Paris, c'est la cité centrale, et la seule qui offre de l'intérêt. Dans cette zone parisienne, on demande qu'un roman commence toujours ainsi « par une belle matinée, deux jeunes gens traversaient la rue Saint-Honoré… » car « ils veulent lire ce qu'ils font, ce qu'ils disent, ce qu'ils entendent dire, ce qu'ils voient faire ». Tout au plus « on permet à la féerie de peindre les pays qui n'existent pas, pourvu qu'il y ait un gamin de Paris en Chine ».
Mery a le charme d'un poète, un talent de conteurs à rebondissements et même, ce qui va rarement ensemble, un sens assez aigu d'un humour un peu moqueur. Pour autre exemple, en se moquant des châtelains millionnaires ennuyés, il dit « s'ils inventaient le bonheur, et si quelqu'un leur criait « cela ne s'est jamais fait » ils renonceraient à l'invention ».
Bref, un beau mélange de styles réussi et deux nouvelles séduisantes.