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Critique de Charybde2


En 1983, un discret coup de tonnerre dans l'articulation du linguistique et du politique.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/01/21/note-de-lecture-les-noms-indistincts-jean-claude-milner/

Publié en 1983 dans la collection Connexions du champ freudien du Seuil (et désormais disponible en poche chez Verdier), le cinquième ouvrage du linguiste et philosophe Jean-Claude Milner s'inscrivait à la fois en continuité, en approfondissement et en subtile rupture avec son « Pour l'amour de la langue » publié cinq ans plus tôt dans la même collection. S'il se présente d'abord, avec son articulation borroméenne entre le Réel (R), le Symbolique (S) et l'Imaginaire (I), comme un exercice avant tout lacanien (et les références aux travaux de l'auteur du « Séminaire », implicites ou explicites, pulluleront en effet tout au long des 130 pages du texte) de décryptage de ce qui travaille en nous et autour du nous, il se révèle rapidement, dans l'anticipation cette fois du « de l'école » de 1984, comme un véhicule ne masquant pas sa visée pamphlétaire vis-à-vis du rapport complexe qu'entretiennent le langage et le politique.

J'ai eu la chance que cet ouvrage soit utilisé, en septembre 1983, dès le premier cours de philosophie de l'année, par le si regretté Alain Etchegoyen pour introduire et pré-structurer son approche de la liberté (qui est aussi l'exemple mis en oeuvre dans le chapitre 9 des « Noms indistincts ») auprès de nous, ses étudiants de l'époque. C'est ainsi que nous pûmes pratiquer les Maîtres-mots, décrits, analysés, disséqués – et vilipendés – ici par Jean-Claude Milner, véritables trous noirs conceptuels qui profitent de leur aura langagière pour étouffer les significations et les possibilités de réflexion comme d'échappée : cet instrument si précieux d'appréhension des diktats pseudo-idéologiques en matière de politique ne quittera dès lors plus guère ma boîte à outils personnelle…

Au-delà des Maîtres-mots eux-mêmes, et des thèmes communs avec Jacques Rancière et Alain Badiou (malgré leurs dissensions ultérieures), voire avec Giorgio Agamben (dont l'Homo sacer rôde déjà ici, préfiguré, par endroits), Jean-Claude Milner propose dans cet ouvrage une grille particulièrement efficace pour détecter torsions et abus (en désertant progressivement le territoire d'origine de la psychanalyse lacanienne, certes) par lesquels les dominants et leurs auxiliaires de basses oeuvres, qu'ils soient conscients ou inconscients (sans jeu de mots freudien) parviennent à s'approprier le langage pour rendre difficile puis impossible la critique – sous une forme beaucoup plus fondamentale et impérieuse, in fine, que les novlangue ou L.T.I. jusque là présentes sur la scène de la langue politique. On en trouvera des actualisations tout à fait contemporaines, bien qu'issues d'angles différents, chez, par exemple, l'Alban Lefranc de « Si les bouches se ferment » (2006 / 2014), le D' de Kabal de « Casus belli » (2008) ou la Sandra Lucbert de « Personne ne sort les fusils » (2019) et du « Ministère des contes publics » (2021) – ou encore une forme de glissement habile dans un champ voisin avec Sylvain Lazarus (« L'intelligence de la politique », 2013).

« Une fois encore, l'homonymie ronge les noms » : de la part de celui qui déclarera à Philippe Lançon en 2002 « La fonction politique de l'intellectuel c'est d'aller où la société ne veut pas ; c'est d'être impopulaire », le fait de s'inscrire contre une vision exclusivement politique du monde (ce qu'il reprochera justement à Badiou ou Rancière) implique bien le risque, dans cette « confession politique d'un enfant du demi-siècle » (selon le mot d'Annie Geffroy, qui soulignait en 1985, dans la revue Mots, la tentation que manifeste ici Jean-Claude Milner), d'un glissement tout à fait droitier en direction d'un tout « non-politique ». Sans succomber à une lecture rétrospective des « Noms indistincts » en fonction des évolutions postérieures de l'auteur, on soulignera plutôt la beauté du clin d'oeil de facto au « Princess Bride » (1973) de William Goldman – puis de Rob Reiner (1987), en film – et à son célèbre « I do not think it means what you think it means », ou l'exégèse précieuse d'une locution telle que « C'est comme ça » (qui nous renverrait ainsi au non moins fameux « C'est la vie » de Kurt Vonnegut). Il y aurait beaucoup à dire aussi sur les passerelles détectables en direction d'un Valère Novarina, lorsque l'homme est réaffirmé non comme animal politique, mais comme être parlant et parlé, beaucoup à sourire autour de la provocation (dont s'amusait aussi Annie Geffroy, déjà citée) du « principe démocratique que tout le monde a tout lu », beaucoup à s'étonner encore du détour si poppérien par les questions de falsifiabilité : on retiendra peut-être, avec Maurice Tournier (également dans la revue Mots de 1985) que « cette satire des moeurs langagières est un poème sur l'homme ». Et l'on se persuadera, plus encore avec cette relecture de l'ouvrage, que l'on tient là un outil décisif d'appréhension des discours irriguant notre monde contemporain, alors même que les divers storytellings ont pourtant largement changé de puissance et de nature depuis quarante ans.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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