Citations sur So Long, Luise (31)
Il semblerait que conserver sa dignité passé quatre-vingts ans ce soit tout simplement obtenir des autres qu'ils vous parlent normalement. Sans ralentir le débit, sans cette lénifiante familiarité dont ils usent si volontiers, sans attendrissement marqué, sans non plus simplifier le propos et en forçant un peu le volume.
Le désir est comme le jeu, est comme l'art, offert, une occasion de multiplier les possibles qui s'accompagne parfois d'un inévitable éclat.
Se laisser saisir par l'étrangeté est la disposition la plus difficile qui soit.
La cuisine, l'amour et la littérature ne se font pas seul mais se font sans témoin, il y a bien assez de monde dans ces histoires intimes. D'autant plus qu'à force d'étudier les spatules et détailler les cuillers à glace, les pelles à fromage, la pomme parisienne ou le couteau d'office, on en vient à ne plus pouvoir monter la plus bête des mayonnaises.
Nous ne possédons rien si ce n'est la puissance et, peut-être, le talent de recréer, allongé sous un saule dans un fauteuil articulé, ce que nous avons soi-disant déjà vécu.
N'est-ce pas ce que nous faisons tous ? Rêver à un nid de bulles enfin stable, accroché peut-être à une feuille dérivante ou une lentille d'eau capricieuse mais un nid de bulle douillet, qu'il ne s'agirait pas de refaire chaque matin, de regonfler chaque soir. Une illusion.
On n'apprend à s'amuser vraiment qu'après la quarantaine, sans réserve, avec cet appétit inchangé, développé par le temps perdu qu'on n'a plus l'heur de gaspiller et qu'on dépense d'autant plus généreusement qu'il nous en reste moins. Sauf à être un arriéré monacal, personne passé quarante-cinq ans ne reste plus le cul sur sa chaise quand il y a bal. Il y en a si peu. La peur du ridicule qui phagocyte les jeunes gens platement immortels n'a plus de prise. Disons que la vulgarité de la mort est une chose acquise. Ainsi que l'indécence naturelle du corps – acceptée – qui n'empêche pas l'élégance, qui la fonde.
Il m'est arrivé ainsi une fois, en relisant Ada quinze ans après une première lecture stupéfiante, de trouver plus qu'intact, redoublé, l'étonnant toucher de trois pétales d'orchidée. Sous les doigts du narrateur surpris qui croyait la fleur artificielle, sous les miens non moins surpris qui croyais la page dans La Recherche, la sensation déplacée et replacée, fulgurante, le petit choc du contact inattendu se fit écho à lui-même et transperça l'épaisseur des textes et des temps à travers mon souvenir égaré et précis, comme si lui et moi étions en train de vivre exactement la même expérience : le baiser de la vie. Les fleurs de papier de la littérature sont vigoureuses.
Ce n'est pas une question de focale, c'est une expérience. Comme celle de voir les gens rajeunir, toujours plus. Le permis voiture, par exemple, semble maintenant être accordé dès douze ans. On entre à la faculté à peine sevré. Au XIXe les étudiants étaient de petits messieurs portant le costume et la pipe. Il y a cinquante ans, l'attaché-case en droit, le froc en lettres. Maintenant, ils arrivent tous en poussette. Et c'est cela qu'on appelle le vieillissement.
Les fleurs de papier de la littérature sont vigoureuses. Elles peuvent s'ouvrir à quinze ans de distance d'un texte dans un autre, changer de pot, de terreau, de terrain, se faire oublier et resurgir par hasard au coin d'une page avec la netteté d'une incision. Quelque chose ne meure qui est sensiblement, comme de tout corps celle d'une fleur, la fragile présence.