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Critique de Quarto


— Entrechats et loup —

Le narrateur. Depuis quelques jours lui reviennent des bribes d'une période lointaine comme la glace qui fond. Puis une rencontre surgit du passé. Ou bien est-ce un mauvais rêve, un fantôme ?
Un numéro de portable situe dans le temps la remémoration et à la fois nous y perd (06 à 11 chiffres – et un numéro de fixe à préfixe, comme autrefois, avant, pendant, après-guerre…). D'un côté, pour partie, on est aujourd'hui, à peu près ; 2023 dira plus tard le narrateur, précisément le 8 janvier.

Le narrateur prétend souhaiter y voir clair, mais le voeux reste en deçà la volonté et le fantôme (Verzini — mais est-ce bien lui ?) n'est pas non plus bavard. Plus tard, interpellé à son tour : « Ah l'élégant… toujours le même », le narrateur fuit. Ce n'est pas lui ou bien ne veut-il pas savoir. Ce ne serait pas important.

« Il s'était écoulé près d'un demi-siècle et cela suffisait pour avoir tout oublié. Et même pour être devenu un autre dans une ville où vous ne pouviez plus retrouver vos anciennes traces. »

Les visages se sont estompés avec le temps, d'ailleurs on prenait moins de photos qu'aujourd'hui, note-t-il. le temps qui a brouillé les visages a aussi brouillé les repères chronologiques et la géographie urbaine.
Donc on ne sait pas quand, en novembre ou en décembre, le narrateur vient chercher un enfant dans une rue dont il a oublié le nom. le petit Pierre. Ce pourrait être le début d'un chemin remonté à la façon du Petit Poucet.

Mais non, c'est Modiano. Une narration trouée, fragile. Il y a le narrateur et parfois le point de vue d'une femme qui paraît mener la danse : la mère du petit Pierre, l'amie, l'amante, l'élève, la victime. C'est « la danseuse », brune, ou non plutôt châtain. Dans les souvenirs nébuleux du narrateur, elle est une sorte d'ancre flottante autour de laquelle des personnages interlopes, non plutôt des silhouettes émergent à peine des coulisses de scènes embrumées qui s'animent à leur apparition et s'éteignent aussi vite.

Rien n'est sûr. Mais la lumière dans l'escalier est parfois moins voilée que d'habitude… Les adverbes ont toujours un pied dans l'anti-phrase : apparemment, sûrement, sans doute… C'est moins le règne de la pénombre que le moment où la pénombre elle même est encore incertaine : entre chien et loup.

Qui est la danseuse ? Un souvenir d'une époque où le narrateur s'avoue en pleine confusion ; une image qui scintille entre les nuages de la mémoire. Mystérieuse. La danseuse pratique aussi bien l'art de se taire.
Dans l'incertain menacé par la torpeur, la stagnation, l'inexistant, il faut une discipline. Les premiers mots du professeur de danse, invariablement : « Et maintenant, Mesdemoiselles, Messieurs, mettons de l'ordre dans tout cela. »

La danse, une discipline qui permet de survivre, légère, d'échapper aux vilaine paluches de deux frères. L'écriture offre pareillement au narrateur sa discipline. À petites touches palimpsestueuses. Réécritures d'un roman en anglais, The Glass Is Falling — comme une traversée du miroir ?

On reconnaît l'auteur au narrateur. On reconnaît Modiano à cette impression de l'avoir déjà lu qui plaît tant à ses fidèles lecteurs (à moi moyen). Il ne se répète pas, il est cette répétition, vaguement.

« … je finissais par me persuader que c'était nous, car les mêmes situations, les mêmes pas, les mêmes gestes se répètent à travers le temps. Et ils ne sont pas perdus, mais inscrits pour l'éternité sur les trottoirs, les murs et les halls de gare de cette ville. L'éternel retour du même. »

C'est du Nietzsche sans effort, l'éternité comme un rêve. du Proust en coalescence. de l'anti-Sartre : rien n'est devant, tout est présent depuis le passé.

« Étais-je bien sûr d'avoir rencontré ce fantôme ? Ou bien s'agissait-il d'un rêve que j'avais fait la veille de cette rencontre et que je laissais persister pendant la journée, pour oublier le présent ? »

C'est une expérience du temps.

« Ni la danseuse ni Pierre n'appartenaient au passé mais à un présent éternel. »

Une épiphanie.

« Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière d'une étoile morte il y a mille ans, selon les mots d'un poète. Mais non. Il n'y avait pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'années-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel. »
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