Citations sur First (23)
C’était important à ses yeux d’avoir un endroit rien qu’à elle. Un véritable foyer. Probablement parce que Céleste avait le sentiment d’avoir perdu le sien. Tout dans sa ville natale lui rappelait son passé. À seize ans, elle avait quitté la Normandie, animée par un seul espoir, tout effacer, tout recommencer.
Une multitude de cahiers y étaient entassés en vrac, les uns sur les autres. Des cahiers comme ceux qu’ont les écoliers, avec une couverture verte, un espace blanc pour marquer son prénom, et une marge délimitée par une ligne bleue. Le plus ancien remontait à une douzaine d’années. C’était le plus précieux à ses yeux. Personne, à part elle, n’en avait jamais lu le contenu.
Elle avait été sensible à la poésie indéniable émanant de la peinture, par la force tranquille dégagée par la déesse, indifférente à sa propre nudité. Un ange sorti des flots. Encore aujourd’hui, la regarder lui procurait une sorte d’apaisement, qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer.
On ne peut pas être certain qu’Abel soit toujours de ce monde à l’heure actuelle, et encore moins qu’il soit le Fantôme. Après tout, pourquoi se serait-il dénoncé lui-même ? Ce serait complètement fou. Et puis la police l’aurait forcément déjà retrouvé s’il était dans le coin ! Si ça se trouve, Abel s’est simplement offert une nouvelle vie, loin de la France. C’était son rêve le plus cher. Plus d’attaches, plus de barrières, la liberté.
En réalité, Céleste savait que sa soi-disant trahison n’était qu’un prétexte pour le quitter. Elle ne pouvait supporter l’idée de voir ressurgir son passé, d’être mêlée d’une façon ou d’une autre au Fantôme. Elle avait eu besoin de s’isoler. De prendre ses distances. William en avait fait les frais.
Elle sent que j’ai un secret. L’instinct maternel sans doute. Un jour, je rassemblerai mon courage et je lui parlerai d’Abel. Je lui dirai combien il est tendre, doux et gentil. Qu’elle n’a rien à craindre, qu’il est différent des autres garçons de son âge.
Je suis double, une face pour la lumière, une face pour l’ombre, dans la seconde je me complais, car une fois installée, la noirceur est en nous pour toujours.
Céleste songea, non sans une certaine amertume, qu’avant Abel, elle n’avait jamais vraiment compris la signification de l’adage « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Le Fantôme prenait cette expression au pied de la lettre. Il détruisait méticuleusement ses victimes, les réduisait à l’état de cendres, prenait un plaisir sadique à les anéantir, jusqu’au point de non-retour.
Sauter ainsi dans le vide n’avait rien de naturel, surtout en sachant ce qui l’attendait à l’arrivée. Ce serait comme être transpercée par un millier d’aiguilles en même temps. Il y aurait ensuite deux possibilités. Soit le froid paralyserait aussitôt ses membres et son diaphragme, et elle coulerait à pic, soit elle referait surface et dans un ultime instinct de survie tenterait désespérément de se hisser sur la berge, en pure perte, s’épuisant inutilement, usant ses dernières forces, pour finir inévitablement par sombrer.
Le Fantôme parlait à ses victimes, constamment. Il tentait d’expliquer ses crimes, d’y trouver une raison presque divine. Il prétendait être capable de transfigurer une femme en la poussant dans ses retranchements, en la faisant souffrir au-delà de l’inimaginable. Selon ce malade, si sa victime parvenait à survivre à un tel calvaire, elle serait capable de tout affronter, elle deviendrait invincible.