Anna Karénine
Un peu de lumière de la profondeur d'une analyse subtile sur les âmes tourmentées et les coeurs éprouvés pour un lecteur tout émoustillé par la passion charnelle d'Anna qu'il pense ravir mais au contraire s'en éloigne. Il n'y a aucune incompréhension chez la séduisante Anna qui s'assume, c'est en ce sens qu'on s'attache à elle, et si ce n'était le rapport de l'amour et de la mort auquel nous invite Tolstoï, il est probable qu'il n'y aurait pas d'Anna. Il faut 80 pages à Tolstoï pour nous amener à la voir apparaître, Il lui en faudra plus pour la voir insidieusement se détruire, et l'épilogue n'emportera aucun secret, tout sera jeté à la face du monde dans un tempo ferroviaire .. mais je laisse la parole à
André Monnier et à
Marie Sémon :
"Depuis ses origines, le roman n'a cessé de mêler l'amour et la mort dans des entrelacs plus ou moins subtils (..). Comme dans la tragédie classique, l'amour mène inéluctablement à la mort, seul dénouement possible à la situation inextricable qu'il a engendrée. (..). La description méticuleuse des différentes phases de la passion montre comment l'élan vital auquel s'identifie initialement la pulsion amoureuse d'Anna, se mue peu à peu en un désir irrépressible d'auto-anéantissement (..)
Sans doute les adeptes d'une interprétation morale étriquée de l'ensemble du roman prétendent-ils que seul l'adultère se trouve ici assimilé à un crime, mais l'insuffisance d'un tel commentaire saute aux yeux du lecteur attentif. (..)
La "honte" d'Anna n'est pas d'abord associée à l'image du mari trompé, mais à l'assouvissement des sens, qui annihile son âme.(..)
Ce n'est pas à l'infidélité conjugale en tant que telle, mais à la prépondérance de la chair au sein de la relation amoureuse que Tolstoï impute la mort spirituelle d'Anna.
Hautement symbolique, ce passage nous livre donc une signification claire. du fait de son inévitable composante sexuelle qui asservit l'individu à des pulsions biologiques, l'amour détruit en l'homme le véritable principe de vie que l'auteur d'
Anna Karénine identifie à l'esprit. En ce sens, l'amour se confond avec la mort. Tolstoï fournit là la principale clé philosophique de son ouvrage, et c'est pourquoi il donne au texte que nous avons cité une singulière résonance, non seulement au moyen de l'image provocante qu'il développe avec une lourde insistance pédagogique (comme toujours quand il veut être bien compris), mais par le biais d'une double récurrence ultérieure.
Certains critiques ont bien compris dès la publication du roman que l'accident du champ de courses faisait directement écho au "meurtre" d'Anna, sans toutefois pousser leur analyse assez loin (..). L'excitation croissante de Vronsky à mesure qu'il franchit les obstacles, l'ivresse qui s'empare de lui jusqu'à une semi-perte de conscience qui lui ôte la maîtrise de ses mouvements, puis la brusque retombée de cette exaltation au moment de la chute, tout cela rappelle étrangement la courbe du plaisir masculin dans les rapports charnels .."
André Monnier
Je complèterai cette analyse pour sérier le sujet par celle de
Marie Sémon qui rapproche plus le Tolstoï en
Anna Karénine :
"Au vrai, c'est Tolstoï lui-même qu'on peut reconnaître en Anna. Obsédé lui-même par le suicide, connaissant lui-même la douleur des tentations suicidaires, ce mégalomane de la sensation de vivre passe comme elle de l'élation (la plénitude, le bonheur intense de vivre) à la dépression. A mesure qu'il se fait plus proche du personnage, qu'il le tire inconsciemment des obscures profondeurs de sa propre psyché, qu'involontairement il s'identifie à lui, il vit avec lui l'une de ses obsessions majeures : l'angoisse de la mort, de la mort physique et spirituelle du moi, de l'estrangement du moi .. Or son art, justement, est une lutte permanente pour vaincre cette angoisse, pour vaincre l'estrangement au monde et à soi-même. Car cet art est une suprême présence au monde et à soi-même."
Marie Sémon