Août 1996. J'ai vingt-quatre ans, je viens d'être embauchée par Canal+ comme chroniqueuse dans l'émission "Nulle part ailleurs". On est à la fin du vingtième siècle et je suis la première noire à faire partie de cette chaîne pas du tout mélangée, qui, pourtant, chaque jour, fait profession de donner des leçons d'ouverture d'esprit. [...] Après une série de vérifications, qui feraient passer la CIA pour une institution laxiste, je suis autorisée à quitter le hall pour gagner le bureau où m'attend une journaliste du Parisien. [...] Nous nous installons, elle me sourit. Sa première question est neutre:
"Êtes-vous contente d'être là, d'avoir rejoint l'équipe?"
Je réponds que "oui", je suis contente.
"Et votre prénom, d'où vient-il?"
Un peu déstabilisée, je dis:
"ça, il faudrait demander à ma mère."
La journaliste sourit. Puis l'étau se resserre.
"De Montaigne c'est beau comme nom c'est un pseudo?
- Non, non.
- Non? Entre nous vous pouvez me le dire, ce n'est pas votre nom. Quel est votre vrai nom?
- Si, si, c'est mon vrai nom, je n'en ai pas d'autre."
Je comprends que la journaliste veut me faire avouer ma véritable identité, mon identité de Noire. Il semble même qu'elle ne soit venue que pour ça. Pas découragée par mes dénégations, elle essaie de me mettre sur la piste, suggérant que mon vrai nom doit sûrement commencer par "N'Quelque chose" ou "M'Queique chose". Elle me propose des patronymes qui correspondent à l'idée qu'elle se fait d'un nom typiquement noir.
"Je croyais avoir entendu quelque chose comme N'doumbé, Ngozi, Mwana... Non?"
Un de ces noms aurait pu être le mien, mais il se trouve que ce n'est pas le cas, ce qui la contrarie beaucoup.
"Ah bon, alors c'est votre vrai nom."Le ton est devenu sec, plus de sourire, le visage s'est fermé. "Vous êtes sûre?"
Même vieux de plusieurs siècles, il me faut encore justifier de la légitimité de mon patronyme. Comme un vêtement volé, cette femme voudrait que je rende mon nom afin de remettre les choses dans l'ordre. "Rends ton nom de Blanc!" semble-t-elle me dire. "Rends ton nom d'emprunt!"
le Code noir règle la vie des esclaves dans le but d'empêcher leur soulèvement.
"Déclarons les esclaves êtres meubles et comme tels entrer dans la communauté."
Le rêve de l'extrême droite, c'est l'idéal du Même, de l'exactement Pareil. Avez-vous remarqué, les mots "pur" et "pureté" sont les plus déclinés dans la langue nationaliste. Ils semblent même n'avoir été inventés que pour elle. Qui rêve de "pureté", à part le fascisme? Qui croit qu'une civilisation peut perdurer sans être mélangée? Les nationalistes rêvent d'un avant qui n'a jamais existé, où tout était simple, où tout le monde se ressemblait. C'est pour retrouver ce paradis perdu qu'ils traquent l'éternel Étranger.
Si Pouchkine et Dumas sont noirs, alors où va-t-on ? Le Noir comme le Musulman, le Juif, le Jaune… doit être reconnaissable à tout instant. Tout dans sa personne et son identité doit permettre de le distinguer de l’Honnête Citoyen. Si les pistes sont brouillées, c’est la catastrophe.
Et puis Charlottesville, et puis l'attentat de la mosquée de Québec, et puis, et puis, et puis... Des agresseurs de toutes les couleurs, toutes les religions, mais avec un point commun: tous croient à la Race. La Race est la mort de l'autre par essence, elle implique la destruction, l'élimination. Si l'autre est un objet, le tuer n'est pas un problème. "Il faudrait l'enterrer vivante", ai-je lu à mon sujet sur la page d'une militante communautarisme noire. Une femme qui pense que si nous ne sommes pas d'accord, c'est bien la preuve que je ne suis pas une vraie Noire, donc que je suis Blanche, donc que je dois mourir.
On me promet que mes cheveux iront vers le bas, je veux le croire. J’écoute les petits crépitements qui viennent du sommet de ma tête, j’ai l’impression que le cheveu crie puis cède, j’entends son abandon.
J’essaye de me souvenir du temps où je n’étais pas Noire, mais seulement noire, sans majuscule
Alors, tentons une expérience. Faisons un tour dans notre maison hantée, ouvrons les placards, les tiroirs, les dossiers, et regardons la Race en face. Il se pourrait, alors que nous cessions enfin de croire que les Noirs, les Juifs, les Musulmans, et tous les êtres en majuscules existent
Et, si je dis que je suis noire sans majuscule, ça complique l'affaire. Soudain, le mot redevient un adjectif, il appelle d'autres précisions, et, de ce fait sort du registre de la Race pour entrer dans celui des couleurs.
Peut-être que si le monde avait été un matriarcat, les femmes s'en seraient octroyé la meilleure part. Peut-être qu'elles auraient les meilleurs postes, les meilleurs salaires. Peut-être même que les femmes auraient choisi de placer leur honneur entre les jambes des hommes, condamnant ces derniers à rester vierges jusqu'au mariage pour prouver la haute tenue morale de toute leur famille. Peut-être.