Ainsi puis-je mourir

Il avait plu, une pluie fine qui avait jeté un voile scintillant sur la vallée et les collines alentour. Puis, au détour du chemin, il apparut.

j'avais l'impression d'être sur un sol mouvant et ne savais comment conserver mon équilibre. Dans ces moments d'inaction forcée, alors que je gardais la chambre, le château s'était réveillé. Réduisant à néant en quelques heures mes efforts pour l'apprivoiser. Il n'était plus la demeure que j'avais rénovée avec amour, celui avec lequel j'avais fait la paix, il était redevenu un être vivant et l'inquiétant personnage des premiers jours, habité d'ombres anciennes qui murmuraient la nuit et hantaient les couloirs.
Simone avait raison, les maisons vivent, et cet endroit, plus qu'un autre. Comment imaginer que tous ceux qui avaient souffert ici n'aient pas laissé de traces ? Que la violence ou la mort n'aient pas fini par imprégner les murs, par les charger d'une sombre énergie, d'une noirceur effrayante ?

Il me semblait entendre résonner à nouveau sous mon crâne la voix de ma grand-mère :
- Je vais te raconter la sombre et noire histoire des Ravalet, seigneurs de Tourlaville…
Tout me paraissait noir. Comme si le soleil qui brillait un instant auparavant s’était éteint. Philip avait disparu. Un souffle d’air humide, venu de l’intérieur du château, me frappa le visage.
- Gabrielle !
Même sa voix avait changé. Ma chair s’était hérissée, je tremblais.
Mon mari ressortit, l’air inquiet…
- Gabrielle ! Tu vas bien ?
Il avait glissé son bras sous le mien. Je murmurai :
- Un étourdissement, c’est tout.

Même en fuyant l'on est pris ; Ce qui me donne la vie me cause la mort ; Les deux n'en font qu'un ; Ainsi puis-je mourir...

Et si j'avais accepté d'épouser Philip non pas par amour, mais par prémonition de l'amour ? Parce que j'avais senti qu'il serait celui qui me permettrait de devenir une autre ?

Je continuai mon inspection, étonnée de ne pas voir plus de changements ou de dégradations. La toiture et les murs étaient intacts. Hormis les orties et les ronces qui avaient envahi ce qui avait été une pelouse, le temps semblait s’être arrêté. Si les maisons étaient vivantes comme ma grand-mère le croyait, la maison bleue, elle, dormait d’un sommeil paisible. La « maison bleue », le surnom qu’enfant je lui donnais, à cause de cette barrière qu’elle repeignait à chaque printemps.

— Ici, c’est la chambre dite « des Amours ». Tu verras, quand tu auras le temps, sur ce linteau, se trouvent inscrits d’énigmatiques devises et des symboles. J’aurais pu réciter par cœur ces phrases insolites que ma grand-mère Simone répétait comme une litanie : Même en fuyant l’on est pris ; Ce qui me donne la vie me cause la mort ; Les deux n’en font qu’un ; Ainsi puis-je mourir… Toutes se rapportaient à Marguerite de Tourlaville, à la malédiction d’aimer, à cette jeune fille morte tragiquement sous le règne d’Henri IV.

La jeune romancière Gabrielle Dancel épouse Philip Sedley qu’elle a rencontré à Cherbourg lors d’une séance de dédicaces. Après leur voyage de noces en Italie, ils reviennent vivre au château de Tourlaville dont, enfant de la région, garçon manqué élevée sans le sou par une grand-mère analphabète, elle rêvait de devenir la châtelaine. Son enfance campagnarde a été bercée par le récit des drames qui se sont déroulés dans ce château dont elle peine aujourd’hui à prendre possession. Elle va assister à l’apparition de fantômes touts droits venus du XVIème siècle : une vraie source d’inspiration pour un écrivain mais il y a le présent à gérer : la sœur de son mari va venir troubler encore plus la vie de Gabrielle.
Roman envoûtant à la fois historique, régional avec un côté thriller. L’intrigue se déroule en Normandie, l’auteur glisse d’une époque à l’autre avec beaucoup d’aisance et la vie de l’héroïne se mêle avec celle de la fille des châtelains et l'histoire de Marguerite, qui a vécu sous le règne d'Henri IV est passionnante. ♥♥
Viviane Moore est une auteure française qui écrit aussi pour la jeunesse.

"La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil", René CHAR.