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Critique de SebastienFritsch


Dans tout pays en guerre règne la confusion. Les bâtiments détruits, les personnes déportées, les emplois suspendus, les denrées alimentaires raréfiées : tout concourt à effacer, pour les survivants qui restent sur place, les repères qui balisaient leur vie.
Le décor de ce texte d'Elsa Morante est la ville de Rome, de 1941 à 1944 (avec une évocation des années antérieures pour situer les personnages). Hélas, ce décor meurtri existe encore aujourd'hui, sous d'autre noms, sous d'autres cieux ; mais trouvant toujours sa source dans la volonté de domination et la libération de pulsions barbares.
Cette confusion, l'autrice l'entretient tout au long du roman, à la fois en décrivant les bouleversements subis par Rome, mais aussi en donnant à ses personnages des origines ou des destinées "métissées".
Ce terme est utilisé à propos de la figure centrale du livre : Ida, née de mère juive et de père catholique. Ce "métissage" est d'ailleurs l'un des fils rouges du texte, puisqu'Ida, comme sa mère avant elle, s'évertue à cacher sa part de judéité, comme elle cache sa seconde grossesse, puis l'enfant qui nait ; comme d'autres cachent leur identité, leurs idées, leur religion, parce qu'ils sont juifs, communistes, anarchistes... ou un "métissage" de plusieurs de ces caractéristiques.
L'identité, le nom, le prénom, le surnom, sont encore d'autres moyens d'apporter la confusion. Erreurs d'état civil, difficultés de prononciation d'un enfant, camouflage : nombreuses sont les raisons pour lesquels les personnages se voient désignés par un nom, puis un autre, plus un diminutif, ou encore un surnom pour différencier ceux qui ont le même prénom (il y a beaucoup de Giuseppe). Dans le cas de ceux qui rejoignent le maquis, un nom de guerre s'y ajoute... qui peut lui-même être raccourci. le fils aîné d'Ida, Antonio, est donc alternativement Nino, Ninnudzu, Ninniaredzu, Ino, Assodicuore, Asso...
Cela dit, on arrive à situer les personnages principaux et il ne faut pas essayer d'identifier chaque second rôle autour d'eux, surtout quand apparaît une famille pléthorique. Elsa Morante trouve d'ailleurs encore un surnom pour cette tribu agitée, comme si elle voulait lui donner l'image d'une foule indéterminée... ou d'un choeur destiné uniquement à mettre en valeur les premiers rôles.
La confusion, c'est aussi les changements de camps (jeunes fascistes, fiers de servir leur Duce, qui tournent casaque et deviennent partisans communistes) ou les changements de lois, liés au basculement du pouvoir (les maîtres de Rome sont les fascistes italiens, puis les nazis allemands, puis les libérateurs anglo-américains).
Autre source de confusion : l'effacement temporaire de la frontière entre réalité et imagination. Cela concerne surtout Ida, dont on suit plusieurs fois les rêves mais qui est aussi sujette à des pertes de connaissance qui la rendent totalement absente à tout ce qui se passe autour d'elle, même le pire.
À l'opposé de la confusion règne la précision : le roman est émaillé de nombreuses descriptions de lieux, notamment des logements, qui vont jusqu'à l'inventaire complet du contenu des tiroirs. Elle n'est pas en reste quand survient un nouveau personnage, même très secondaire et qui bénéficie pourtant d'un portrait en pied et d'une énumération de son pedigree. Il en va de même pour les rêves d'Ida, qui nous sont donnés à voir comme des courts-métrages, avec une présentation de tous les détails, parfois cruels, souvent absurdes, comme dans tout rêve.
En toute honnêteté, en lisant ces passages j'ai pensé qu'ils auraient pu faire l'objet d'un sérieux élagage, rendant plus digeste ce volume de 536 pages (et ce n'est que le premier tome!).
Ces longueurs m'ont donné, au fil de ma lecture, une impression mitigée de ce roman : très fort et poignant dans la description des difficultés d'Ida pour survivre et garantir la survie de ses fils ; bouleversant dans les évocations de rafles, de déportation, de violences, de massacres ; mais ennuyeux dans ces litanies de tables, de chaises, de lits, de chemises pendues dans l'armoire, de paires de chaussettes et j'en passe.
Puis j'ai lu les 50 dernières pages. Et j'ai compris. Ou, du moins, j'ai interprété, en le considérant dans son ensemble, le livre que je venais de refermer.
Ces "inventaires" (Elsa Morante utilise elle-même ce mot) sont un élément-clé de ce roman historique : ils sont une des pierres indispensables pour bâtir ce monument de mémoire. Car en y réfléchissant bien, ces listes d'objets du quotidien apparaissent souvent quand l'autrice nous fait entrer dans une pièce dont les occupants ont disparu sans espoir de retour. Et j'ai compris alors leur valeur de témoignage. Je les ai vus comme j'ai vu les montagnes de valises, de chaussures, de lunettes présentées aux visiteurs du camp d'extermination d'Auschwitz.
De la même manière, j'ai reconsidéré d'un regard nouveau le cas des rêves d'Ida, dont certains m'avaient semblé vraiment superflus. le rêve, le sommeil (y compris le sommeil lourd imposé par la maladie) est la seule parenthèse offerte à ceux qui souffrent de la faim, de la peur, du désespoir. Et si ma mémoire ne me joue pas des tours, il me semble que ces phases de sommeil (ou de léthargie liée à la maladie) sont présentées de cette manière dans Si c'est un Homme, de Primo Levi, ou le Détour, de Luce d'Eramo. Deux compatriotes de l'autrice de la Storia, d'ailleurs.
Finalement, après avoir conçu ces interprétations, j'ai eu une tout autre opinion à propos de ma lecture. Et j'ai fait mien le terme utilisé largement pour qualifier ce texte d'Elsa Morante : chef-d'oeuvre.
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