Un grand roman américain, dira-t-on, et sans doute aura-t-on raison tant l'auteure explore, dans ses tréfonds, ce que peut-être cette Amérique de l'intérieur, si loin de New-York ou de la Californie, repliée sur elle-même, rurale, primale, instinctive. Une Amérique où coule le fleuve Ohio que tant de noirs ont essayé, souvent au prix de leur vie, de traverser pour vivre une meilleure vie, pour vivre tout simplement. Portraits croisés d'une famille blanche, les Forge, aisée, confite dans des valeurs issues d'un autre temps, fondées sur l'amour d'un nom, d'une identité, d'une terre et d'une famille noire à qui, à jamais, non pas le bonheur, mais même l'espoir est interdit. Toujours les noirs seront victimes, toujours les femmes seront dépréciées. Ici, jusqu'à la banalisation de l'inceste. le passé et le présent s'entremêlent, comme si jamais rien ne change, comme s'il existait une malédiction ancestrale qui fige pour toujours la position des vaincus et des vainqueurs. Mais si les vaincus le sont à jamais, les vainqueurs n'ont pas pour autant accès au bonheur. Allmon a un père blanc et une mère noire, mais son destin, sa position sociale feront de lui un noir à part entière, un homme au destin broyé qui a vendu son fils au plus offrant dans l'espoir d'une vie qu'il ne vivra pas. Henry Forge, héritier de la dynastie, intrinsèquement raciste et mysogine, verra presque avec indifférence son monde partir en fumée, ne trouvant plus de sens à sa vie que dans l'amour pour son petit-fils, dans les veines duquel coule du sang noir. Paradoxe d'une destinée. Vanité de presque toute une vie. Henrietta, fille d'Henry Forge, sera libre de son corps et de ses pensées, sans même être traumatisée par l'inceste dont elle est la victime ou le simple objet complice et sans échapper non plus au creuset étouffant de sa famille. Henrietta aimera Allmon, aura un enfant de lui, mais ne survivra pas à sa naissance. Chaque aiguillage débouche sur une impasse. C'est aussi un livre sur la recherche du cheval parfait qui, clin d'oeil facétieux, sera une jument puissante, indomptable et orgueilleuse. Sans doute, le récit n'échappe pas à certaines longueurs, à des digressions sur les équidés, à des réflexions sur la génétique ou la géologie, mais il converge toujours vers l'essentiel : une forme de fatalité qui interdit le bonheur parfait, qui fige les rapports de force, qui fait qu'il est si difficile, sinon impossible, de donner durablement un sens à l'existence des femmes et des hommes. Et c'est là que l'oeuvre de
C.E. MORGAN est bien plus qu'un grand roman américain. Il se déroule essentiellement aujourd'hui. Il se déroule au Kentuky, mais il touche à l'universel. C'est un grand roman tout court.