Sur la piste animale

Le pistage fait aussi resurgir en soi ce phénomène étrange qui consiste en une joie incompréhensible et en un sentiment d'existence élargie, du seul fait de la présence contre nous, quotidienne, d'autres vivants, des cohabitants rencontrés par hasard, parfois embêtants, faisant leur vie suivant des mobiles cachés à l'étrangeté incompressible.
L'art du pistage revient à faire lever les peuples invisibles qui habitent avec nous ce monde, en décryptant les indices visibles.

Ce n’est pas par des intuitions mystiques qu’on piste, c’est avec un alliage incandescent du corps, des sens, de l’imagination et du raisonnement. (p. 190)

C’est parce que les pistes d’odeurs sont peu vivantes pour lui, pauvres en évocation, que l’humain a dû exhausser le pouvoir symbolique d’évocation de la seule trace morte visible dans le sable, et exhausser ainsi les assemblées de neurones qui créent l’image mentale de manière abstraite : naissance de quelque chose comme le proto-symbole, érigé ainsi par l’activité d’interprétation qui y lit plus qu’il n’y voit. (p. 169)

Le vivant n’est plus un réseau de significations dans lequel l’humain peut s’orienter comme chez lui. Il est nature morte, paysage esthétique déparé de ses significations et mystères écologiques, éthologiques, évolutionnistes et ainsi page blanche pour angoisses métaphysiques. (p. 160)

Dans un monde où « il y a des simples partout », il n’est pas absurde de soutenir que « tout est sacré ». […] le monde naturel n’est pas d’abord une sauvagerie inhospitalière à civiliser à la sueur de son front, ce n’est pas un cosmos absurde de matière inerte, à portée de main, c’est d’abord un environnement donateur que l’éco-évolution a rendu étonnamment prodigue pour tous. (p. 156-157)

Dans le pistage, on assiste à la levée potentielle dans le vivant d’aptitudes intellectuelles décisives qui tournent autour de la puissance à voir l’invisible, par exemple la destination de l’animal ou une séquence de son passé. Pister est un problème intellectuel qui a probablement contribué à faire l’humain. (p. 119)

L’évolution vous donne un intérêt joyeux et immodéré envers ce qui est bon pour vous. A regarder… une ourse qui attend sur un promontoire au milieu du torrent, si patiente, si appliquée, immobile, tous sens aux aguets, colosse délicat, on voit bien que c’est une vertu animale, cette patience désirante. (p. 104)

Chaque journée ici nous fait devenir un animal… à la vie sensorielle intensifiée et à la spiritualité plus sensuelle : gratitude cosmique d’être en vie, chaque matin poignée de main au soleil, purification par l’eau glacée des sources. (p. 97)

Il y a une euphorie de la haute montagne, une biologie de la spiritualité : on s’y sent comme accéléré en une allure de vie intensifiée, les globules rouges, l’oxygène raréfié, les sens incandescents, les verticales démesurées, les épreuves à traverser restituent à l’existence nue une rusticité déparée de tout l’accidentel, dans le vent en lambeaux les pensées parasites et confèrent étrangement jusqu’à des sensations de pureté. (p. 91)

On n’y distingue encore rien mais quelques signes, quelques éclats d’étrange nous hissent subitement dans un état d’attention vibratile, dans une attitude d’intense disponibilité qu’on croyait oubliée – « nous restons vifs et alertes dans les forêts disparues du monde ». (p. 53) [Gary Snyder, « Smokey the Bear Sutra », 1969]