Rien qu'un pas de plus, en effet, et nous quitterions le domaine de la bêtise qui reste, même abordé théoriquement, si varié, pour le royaume de la sagesse, région déshéritée et généralement évitée par les voyageurs.
L'interdiction, sous peine de passer pour bête, de trop parler de soi, l'humanité a su la tourner de façon originale : en inventant l'écrivain.
On parle beaucoup aujourd'hui d'une crise de confiance de l'humanisme, d'une crise qui menacerait la confiance que l'on a mise en l'homme jusqu'ici ; on pourrait parler aussi d'une sorte de panique sur le point de succéder à l'assurance où nous étions de pouvoir mener notre barque sous le signe de la liberté et de la raison... Mais comment se former une notion, même partielle, de la bêtise quand vacillent celles d'entendement et de sagesse ? A quel point les conceptions changent avec le temps, permettez-moi de vous en donner le petit exemple que voici : dans un manuel de psychiatrie naguère bien connu, à la question : "Qu'est-ce que la justice ?", la réponse suivante : 'C'est que l'autre soit puni !" était citée comme un exemple d'imbécillité notoire...
Il est surtout une petite bourgeoisie de l’esprit et de l’âme qui, toute honte bue, donne libre cours à son besoin d’arrogance dès lors que sous la protection du parti, de la Nation, d’une secte ou d’un mouvement artistique, elle peut dire “Nous” plutôt que “Je”.
La bêtise sincère a l’esprit obtus et est “un peu dure à la comprenette” comme dit l’expression. Elle est pauvre en idées comme en mots, et gourde quand elle les utilise. Elle privilégie les habitudes parce qu’elles s’inscrivent solidement en elle à force de répétition, et lorsqu'elle est parvenue à comprendre une chose, elle s’y cramponne longtemps et répugne à l’analyser ou à ergoter à son sujet. Elle n’est jamais lasse des simples plaisirs de la vie ! Certes, ses pensées sont souvent vagues, et il n’est pas rare que face à de nouvelles expériences, elles se pétrifient tout à fait; mais elle s’en tient de préférence à ce qu’elle peut saisir par les sens, à ce qu’elle peut compter sur ses doigts en quelque sorte. En un mot, elle est cette “bêtise claire” si attendrissante, et ne fût-elle parfois à ce point crédule et confuse en même temps que désespérément incorrigible, elle serait un phénomène plein de charme.
Il y a depuis toujours entre bêtise et vanité un lien étroit - ce qui fournit peut-être une indication.
Quiconque veut parler de la bêtise ou tirer quelque profit de tels propos doit partir de l’hypothèse qu’il n’est pas bête lui-même ; c’est-à-dire proclamer qu’il se juge intelligent, bien que cela même passe généralement pour une marque de bêtise !
Une domestique un peu dérangée, dont on exige qu’elle dépose ses économies à la caisse d’épargne pour qu’elle puisse en percevoir des intérêts, a cette réponse : “Personne ne serait assez bête pour vous payer quelque chose parce qu’il garde votre argent!”; par là s’exprime une manière de penser chevaleresque, un rapport à l’argent que dans ma jeunesse encore on pouvait observer ci et là chez les personnes distinguées d’un certain âge !
Si la bêtise ne ressemblait pas à s'y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête.
Il faut à la cruauté, comme à l'amour, deux partenaires qui se conviennent.