L'interdiction, sous peine de passer pour bête, de trop parler de soi, l'humanité a su la tourner de façon originale : en inventant l'écrivain.
Il faut à la cruauté, comme à l'amour, deux partenaires qui se conviennent.
Quiconque veut parler de la bêtise ou tirer quelque profit de tels propos doit partir de l’hypothèse qu’il n’est pas bête lui-même ; c’est-à-dire proclamer qu’il se juge intelligent, bien que cela même passe généralement pour une marque de bêtise !
Il n'est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. Le vérité elle, n'a jamais qu'un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée.
"Il y a toujours entre bêtise et vanité, un lien étroit. Quelqu’un de bête parait souvent vaniteux, déjà du seul fait qu’il n’a pas l’intelligence de le cacher. (De la bêtise - Robert Musil)
"Ainsi donc chaque intelligence a sa bêtise" (De la bêtise - Robert Musil)
Rien qu'un pas de plus, en effet, et nous quitterions le domaine de la bêtise qui reste, même abordé théoriquement, si varié, pour le royaume de la sagesse, région déshéritée et généralement évitée par les voyageurs.
Il est surtout une petite bourgeoisie de l’esprit et de l’âme qui, toute honte bue, donne libre cours à son besoin d’arrogance dès lors que sous la protection du parti, de la Nation, d’une secte ou d’un mouvement artistique, elle peut dire “Nous” plutôt que “Je”.
La bêtise sincère a l’esprit obtus et est “un peu dure à la comprenette” comme dit l’expression. Elle est pauvre en idées comme en mots, et gourde quand elle les utilise. Elle privilégie les habitudes parce qu’elles s’inscrivent solidement en elle à force de répétition, et lorsqu'elle est parvenue à comprendre une chose, elle s’y cramponne longtemps et répugne à l’analyser ou à ergoter à son sujet. Elle n’est jamais lasse des simples plaisirs de la vie ! Certes, ses pensées sont souvent vagues, et il n’est pas rare que face à de nouvelles expériences, elles se pétrifient tout à fait; mais elle s’en tient de préférence à ce qu’elle peut saisir par les sens, à ce qu’elle peut compter sur ses doigts en quelque sorte. En un mot, elle est cette “bêtise claire” si attendrissante, et ne fût-elle parfois à ce point crédule et confuse en même temps que désespérément incorrigible, elle serait un phénomène plein de charme.
Une domestique un peu dérangée, dont on exige qu’elle dépose ses économies à la caisse d’épargne pour qu’elle puisse en percevoir des intérêts, a cette réponse : “Personne ne serait assez bête pour vous payer quelque chose parce qu’il garde votre argent!”; par là s’exprime une manière de penser chevaleresque, un rapport à l’argent que dans ma jeunesse encore on pouvait observer ci et là chez les personnes distinguées d’un certain âge !