Citations sur Les désarrois de l'élève Torless (69)
Une grande découverte ne s’accomplit que pour une part dans la région éclairée de la conscience ; pour l’autre part, elle s’opère dans le sombre humus intime, et elle est avant tout un état d’âme à la pointe extrême duquel s’ouvre comme une fleur.
Les patients projets qui, pour l’adulte, sans qu’il s’en aperçoive, tressent les jours en mois et en années, lui étaient inconnus. Comme cet émoussement de la sensibilité qui fait qu’on ne s’inquiète même plus de voir un autre jour finir. Sa vie à lui se concentrait sur chaque journée pris isolément. Chaque nuit lui représentait un néant, une tombe, une extinction. Il n’avait pas appris encore à se coucher tous les soirs pour mourir sans y accorder d’importance.
Le souvenir du silence si terriblement immobile, des couleurs si désolées de certains soirs alternait sans transition avec la fièvre d'un midi d'été qui avait passé une fois sur son âme tel le miroitement d'une brusque troupe de lézards.
L'âme comme mère protectrice de la pensée, p. 194
Toi-même, alors, avait trouvé dans les mathématiques cette petite anomalie qui témoignait que notre pensée ne s’avance pas sur un terrain toujours également solide, qu’elle a des trous à franchir. On dirait alors qu’elle ferme les yeux, qu’elle se suspend un instant, et néanmoins elle est portée en toute sécurité de l’autre côté. Au fond, il y a longtemps que nous devrions avoir sombré dans le désespoir, puisque notre savoir, dans tous les domaines, est perforé d’abîmes semblables, qu’il se réduit à des fragments épars sur un insondable océan. Mais loin de désespérer, en fait, nous nous sentons aussi sûrs qu’en terrain solide. Si nous n’avions pas ce sentiment évident de sécurité, nous nous suiciderions, accablés par l’indigence de notre esprit. Ce sentiment nous accompagne partout, assure notre cohésion interne, protège à tout instant notre intelligence comme une mère son enfant. Dès que nous en avons pris conscience, nous ne pouvons plus nier l’existence de l’âme.
Entre la vie que l'on vit et celle que l'on sent, que l'on devine, que l'on voit de loin, il y a cette frontière invisible, telle une porte étroite où les images des événements doivent se faire aussi petites que possible pour entrer en nous...
- Tu es en passe de parler comme notre curé : "Vous voyez une pomme : ce sont les ondes lumineuses, les yeux, etc. ; vous tendez la main pour la saisir : ce sont les muscles et les nerfs qui les commandent. Mais entre les deux, il y a quelque chose, et c'est l'âme, messieurs, l'âme immortelle qui enchaîne une action à l'autre et qui, ce faisant, a commis le pêché !...
Pourtant, si Törless devait plus tard parler ainsi, maintenant, emporté par le tourbillon de ses émotions ardentes et solitaires, il était encore fort éloigné d'une pareille assurance quant à l'issue heureuse de l'aventure.Les énigmes qui l'avaient tourmenté peu auparavant avaient encore sur lui un vague effet rétroactif; c'était, derrière tout ce qu'il vivait, comme une note grave , sourde, lointaine, qu'il
n'aimait pas entendre.
Mais , parfois, il ne pouvait s' en empêcher. Alors il sombrait dans le pire désespoir et, à ces souvenirs,
une toute autre espèce de honte, pleine de lassitude et comme privée de toute perspective, s' emparait
de lui.
La faute en était aux conditions particulières de la vie à l'école. Le flux des énergies juvéniles contenu par les hautes murailles grises accumulait pèle - mêle dans l'imagination toutes sortes de visions voluptueuses qui égaraient plus d'un élève.
Un certain degré d ' immoralité passait même pour une preuve de virilité et de courage, la conquête valeureuse de certains plaisirs encore interdits.Surtout si l'on se confrontait à l'apparence des professeurs, pour la plupart étiolés à force de vertu.
Alors, dans sa peau, sur toute la surface de son corps, s'éveilla un sentiment qui se changea très vite en souvenir. Quand il était tout petit, qu'il portait une robe et n'allait pas encore à l'école, il avait souhaité parfois avec une nostalgie inexprimable d'être une fille. Cette nostalgie non plus n'était pas dans la tête, certes non ! pas d'avantage dans le coeur, c'était un agacement de tout le corps, un frémissement sous la peau. Oui, il y avait eu des moments où il avait si vivement la sensation d'être une fille qu'il jugeait impossible que ce ne fût pas vrai. Car il ne savait rien encore de l'importance des différences physiques, et il ne comprenait pas pourquoi tout le monde lui disait qu'il était condamné à rester toujours un garçon. Et quand on lui demandait pourquoi il croyait plutôt être une fille, il sentait bien que ce n'était pas une chose que l'on pût expliquer.
Aujourd'hui, pour la première fois, il éprouvait de nouveau un sentiment un peu semblable. Et de nouveau c'était seulement répandu sous la peau.