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Citations sur Le corps où je suis née (20)

Et c’est ainsi, en parcourant ses livres et les papiers insérés entre
les pages de certains d’entre eux, que je tombai sur un volume dont le titre
retint immédiatement mon attention. Il s’agissait du court roman de Gabriel
García Márquez L’Incroyable et Triste Histoire de la candide Eréndira et de
sa grand-mère diabolique. C’était un samedi matin. Ma grand-mère était
partie avec mon frère au centre commercial, pas loin de la maison. J’ouvris
l’exemplaire et me mis à lire avec une voracité primitive. Depuis le départ
de ma mère, j’avais laissé de côté quantité de choses que j’aimais faire. Je
ne descendais même plus l’escalier de service pour me rafraîchir le corps et
les idées par temps chaud. Je lus peu au cours de ces mois et n’écrivis
absolument rien. Les livres n’éveillaient que suspicion chez ma grand-mère.
Elle savait que dans la bibliothèque de sa fille il y avait des exemplaires
bien peu édifiants, comme ceux qui expliquaient les nouvelles façons
d’aborder le sexe. Elle n’aimait pas me voir installée dans le bureau et
chaque fois qu’elle me trouvait en train de rôder autour de la bibliothèque,
elle se plaignait :
— Je ne vois pas pourquoi ta mère a laissé tous ces livres ici, à votre
portée. Elle aurait dû les cacher. Ce ne serait pas une mauvaise idée de les
vendre au poids.
Voilà ce qu’elle disait, elle qui accumulait les journaux de 1930 dans les
chambres de sa maison.
Je ne voulais pas que ma grand-mère vende nos livres à un bouquiniste,
et préférais donc feindre qu’ils ne m’intéressaient pas, même si cela
représentait un sacrifice. Cependant, le matin où je tombai sur ce roman, je
ne pus le lâcher et lus, lus autant que je pus pendant son absence, et
lorsqu’elle revint je continuai à lire dans les toilettes, en cachette, ou sous
les draps dès que la porte de ma chambre était fermée. Ces pages
racontaient l’histoire d’une fille, à peine plus âgée que moi, réduite en
esclavage par sa grand-mère proxénète et qui aurait donné n’importe quoi
pour se débarrasser d’elle. Eréndira essayait tout : tirer un coup de pistolet
dans la tête de la vieille, la tuer lentement avec de la mort-aux-rats, mais la
grand-mère résistait. En plus, le roman parlait d’amour, de politique et
d’érotisme. Bref, c’était exactement le genre de livre que ma grand-mère
craignait de voir entre nos mains et cette transgression le rendait
particulièrement attrayant. La découverte de ce roman fut semblable,
docteur, aussi exagéré que celui puisse vous paraître, à une rencontre avec
un ange gardien ou du moins avec un ami à qui se confier, chose tout aussi
improbable dans ma vie d’alors. Le livre me comprenait comme personne
au monde et en outre il se permettait de parler de choses qu’il est bien
difficile de se confesser à soi-même, comme l’envie irrépressible
d’assassiner un membre de sa famille.
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Blaise était le fils d’un dessinateur de bandes dessinées très connu en
France installé à Paris depuis de nombreuses années. Sa mère et lui vivaient
aussi au Jas-de-Bouffan, mais dans un quartier beaucoup plus propre et
coquet que le nôtre. Il aimait lire des bandes dessinées et était très au fait
des classiques et des nouveautés du genre. La littérature l’intéressait aussi,
mais pas au même degré. De temps en temps, nous nous recommandions
mutuellement certaines lectures, toujours en pensant aux goûts et aux
intérêts de l’autre. Je lui recommandai par exemple La Vie devant soi
d’Émile Ajar et Le Portrait de Dorian Gray, mais je ne lui aurais jamais
prêté Les Quatre Filles du Dr March, car je savais parfaitement que ce livre
l’aurait écœuré jusqu’à la nausée. Lui, il me recommanda Le Meilleur des
mondes d’Aldoux Huxley et ce fameux livre de Barjavel, mais ne me
suggéra jamais de lire Le Hobbit, son livre de chevet. Ma confiance en
Blaise était sélective elle aussi : alors que je m’abstins de lui confesser
l’histoire de la lettre, je lui révélai des aspects de ma vie que je n’évoquais
pratiquement avec personne, comme mon goût pour l’écriture. Je lui
racontai comment j’étais parvenue à me faire respecter de mes camarades
de primaire à Mexico en écrivant des horreurs à leur sujet. J’allai même
jusqu’à lui lire des extraits de mon journal.
— Tu devrais écrire plus sérieusement, me suggéra-t-il d’un air entendu.
Pourquoi n’écris-tu pas un roman sur ta vie ?
— Mais je n’ai que treize ans ! Il ne m’est encore rien arrivé.
— Écris sur ce qui t’arrive en ce moment même.
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Dès que la mère de Ximena
ouvrit la porte, je vis le tableau sur le mur principal du salon. Cette peinture
possédait un pouvoir d’attraction comme seul peut en avoir un visage au
magnétisme puissant. En tout cas, ce fut l’effet qu’il eut sur moi. C’était
bien un portrait de notre arbre, si tant est que les arbres appartiennent à
quelqu’un. Sur les pierres volcaniques, des silhouettes d’enfants assis de
face ou de dos et dont on ne pouvait distinguer clairement les visages ; des
enfants songeurs qui ne jouaient pas ensemble. Des enfants comme elle et
moi. La peinture m’émut aux larmes. D’un coup, je revécus la sensation de
désarroi constant de ces années-là, mais, de même qu’à cette époque où
sangloter devant les autres était la dernière chose que je pouvais me
permettre, je me suis retenue. Les comportements acquis dans l’enfance
nous accompagnent toujours, et même si l’on est parvenu, à force de
volonté, à les maintenir à distance, tapis dans un recoin ténébreux de la
mémoire, ils nous sautent au visage quand on s’y attend le moins. Je
m’appliquai à regarder les autres peintures que me montrait la mère de
Ximena et à répondre poliment aux questions qu’elle me posait. La
conversation ne dura pas. Je crois que ni l’une ni l’autre n’était prête à
ouvrir les vannes des émotions par peur du torrent qui nous submergerait ;
elles affleuraient plutôt comme les pointes de deux icebergs qui se meuvent
sous la surface. C’était ma journée libre, mais j’étais là pour le travail, et je
ne voulais pas pénétrer dans cette zone de vulnérabilité qui s’impose chaque
fois que j’invoque avec des mots tous ces souvenirs, et dont je mets
plusieurs jours à m’échapper. Je ne souhaitais pas non plus l’importuner ou
la plonger dans un état similaire. Dans cette maison, Alejandro et moi avons
pris un thé en parlant littérature, et laissé mon fils jouer avec un tambour
marocain qui traînait là. J’appris que Paula, son autre fille, était aussi
revenue à Santiago, qu’elle était mère tout comme moi et qu’elle était fan
de Manu Chao. Puis nous sommes partis. Sans laisser d’autres traces qu’une
tétine oubliée.
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. En revanche, je n’ai jamais cessé d’écrire.
Mon genre littéraire de prédilection restait le conte fantastique, avec un
penchant pour le gore et l’épouvante, mais il pouvait aussi m’arriver de
composer quelque poème ou élégie pour un oiseau écrasé ou une plante
morte. Contrairement aux autres adultes, qui ne voyaient là qu’un
comportement enfantin inoffensif, aussi excentrique que passager, ma mère
en fit toute une montagne. Elle encensait chaque nouveau texte comme s’il
s’agissait d’une œuvre majeure et assurait que, dans ces paragraphes à
l’écriture penchée et ces dessins involontairement naïfs, se cachaient les
signes d’une puissante vocation. Bien souvent, surtout dans les périodes de
ma vie où je me suis sentie emprisonnée par cette obsession pour le
langage, par la construction d’un récit, et – plus absurde encore – par l’idée
de faire des lettres une profession, un gagne-pain, je lui ai reproché cet
enthousiasme démesuré. Peut-être serais-je plus heureuse aujourd’hui,
docteur Sazlavski, si je touchais un salaire mensuel chez IBM. Comment le
savoir ?
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Peut-être est-elle normale, cette impression continue que le sol s’échappe
sous mes pieds, ce sont probablement mes certitudes sur moi-même et les
personnes qui m’ont toujours entourée qui partent en fumée. Mon propre
corps, qui depuis des années a constitué l’unique lien crédible avec la
réalité, m’apparaît à présent comme un véhicule en décomposition, un train
dans lequel je me suis installée pendant tout ce temps, soumis à un voyage
très rapide mais aussi à une dégradation inévitable. Beaucoup des individus
et des lieux qui composaient mes paysages récurrents ont disparu avec un
naturel stupéfiant et ceux qui sont toujours là, à force d’accentuer leurs
névroses et leurs grimaces, sont devenus la caricature de ce qu’ils furent un
jour. Le corps où nous naissons n’est pas celui où nous quittons ce monde.
Je ne me réfère pas seulement au nombre infini de fois où nos cellules
mutent, mais à ses traits les plus distinctifs, ces tatouages et cicatrices
qu’avec notre personnalité et nos convictions nous lui ajoutons, à l’aveugle,
de notre mieux, sans cap ni tutelles.
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Je ne m’étais pas trompée en pensant que je ne serais plus la même
à mon retour à Mexico. Au cours de cette semaine et demie, un changement
important eut lieu en moi, bien qu’il ne fût pas immédiatement perceptible.
Mes yeux et ma vue étaient restés les mêmes, mais désormais ils
regardaient différemment. Après un long périple, je me décidai enfin à
habiter le corps où j’étais née, avec toutes ses particularités. En fin de
compte, c’était la seule chose qui m’appartenait et me reliait au monde de
façon tangible, tout en me permettant de m’en distinguer.
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Moi, en revanche, j’éprouvais la gêne indescriptible de celle qui vient de
se trahir elle-même en révélant tous ses secrets et, cependant, docteur,
malgré le malaise, je ressentais aussi une grande légèreté, comme celle que
j’ai pu expérimenter en vous racontant toutes ces choses. Le silence, comme
le sel, n’est léger qu’en apparence : en réalité, si on laisse le temps
l’humidifier, il pèse bientôt comme une enclume.
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Au Mexique, les classes sociales n’ont rien à envier aux castes en Inde.
Si le hasard veut qu’Untel naisse dans une famille de classe dominante, il
est probable qu’il ne côtoiera que rarement les masses populaires, sauf en
certains lieux et occasions exceptionnels tels qu’un stade de foot ou le
Zócalo le jour de l’Indépendance, la prison étant l’une de ces possibles
situations de rencontre.
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Contrairement au Jas-de-Bouffan, avec ses parcs et ses terrains de sport,
mon nouveau collège ressemblait à une prison. Et je le disais en
connaissance de cause. La couleur des élèves constituait une autre
différence notable : au lycée, étudiants comme professeurs étaient blancs,
au moins à quatre-vingts pour cent, fait plutôt curieux dans un pays à la
population essentiellement indigène. En revanche, ni le gardien ni les
employés de ménage ou de la cafétéria ne l’étaient, et cette caractéristique
accentuait encore plus le contraste. Il est vrai qu’il y avait aussi quelques
musulmans, mais ils étaient fils de diplomates et ne ressemblaient en rien à
ceux que j’avais fréquentés ces dernières années. Toutes ces choses si
manifestes pour moi, qui venais de l’extérieur, s’avéraient anodines pour
ceux qui vivaient depuis des années dans le milieu bourgeois mexicain.
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Non, docteur Sazlavski. Je pense que je ne garde aucune rancune contre
ma mère, mais j’avoue un sentiment d’amertume pour tout ce que notre
relation aurait pu être, qu’elle n’est pas et ne sera jamais, malgré les bons
moments que nous passons ensemble, malgré la complicité qui nous unit
souvent. Parfois, en particulier lorsqu’elle est prise d’une de ses crises
d’hypocondrie qui me laissent chancelante, j’imagine le jour de sa mort et
j’entrevois alors le vide insondable qu’elle laissera dans ma vie. Comme si
l’on annonçait soudain à l’obsessionnel capitaine Achab que la baleine s’est
définitivement échouée et qu’il ne pourra plus jamais la pourchasser.
Comme celle de Moby Dick, notre histoire est une histoire d’amour et de
rendez-vous manqué.
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