Une âme humaine pouvait supporter la honte presque jusqu’à l’infini tant que celle-ci restait tapie à l’intérieur de soi, dissimulée aux yeux d’autrui.
Mais quelle raison aurait-on de lui poser des questions ? Quel crime conduirait les policiers jusqu’à cette fille ? (...)
Rien du tout.
Il n’y aurait pas de crime.
Voilà pourquoi il choisissait ces filles-là. Les âmes volées, les filles perdues, les prostituées dépourvues d’identité. Les voleurs de ces jeunes femmes avertiraient-ils la police du vol dont ils étaient à leur tour victimes ?
« Je vole ce qui a été volé », dit-il.
Lennon savait qu'il s'était comporté en imbécile toute sa vie, mais cela ne l'avait jamais arrêté.
Vouloir répondre à ces questions, c'était comme tenter d'attraper la pluie avec les mains; pour chaque goutte reçue dans la paume, mille autres s'écrasaient au sol.
Lennon ne pouvait pas changer ce qui s’était passé. En revanche, il allait tout faire pour qu’Ellen vive le mieux possible à partir de maintenant.
C’était supportable, au début. Le silence de la fillette le soulageait, d’une certaine manière, même si Lennon se savait lâche d’éprouver pareil sentiment. Puis vint la colère. Des éclairs aveuglants, comme la foudre dans un ciel bleu. La moindre contrariété pouvait déclencher une explosion. Si Ellen jouait avec une poupée, et que la poupée ne tenait pas assise comme elle le voulait, elle se mettait à hurler, se roulant par terre et se débattant en tous sens, mordant si on essayait de la contenir. Dans sa fureur, elle cassait parfois des objets ; que ceux-ci lui appartiennent à elle ou à son père, peu importait. Chaque flambée retombait aussi vite qu’elle avait démarré, et la fillette continuait comme si de rien n’était.
La clé résidait dans les détails. Cachés, comme les points lumineux qu'on ne distingue pas, au début, quand on regarde le ciel,la nuit, mais qui apparaissent des que le regard se détourne.
À l’époque, c’était une honte de tomber enceinte avant le mariage, pas comme maintenant. De nos jours, les jeunes pondent des bébés en veux-tu en voilà, peu importe qu’il y ait un père ou non.
- Je me fiche de ce que tu as demandé, l’interrompit Rasa, durcissant à nouveau la voix. Je t’ai sortie de là. Ça m’a couté un paquet d’argent et tu me le dois. Il te suffit de faire plaisir aux clients. C’est si pénible que ça ? Souris-leur, sois jolie et obéissante ».
Rasa se rapprocha de Gayla, tendit une main pour écarter les cheveux de son visage. « Tu es jolie, tu sais ».
Gayla se mordilla nerveusement un ongle.
« Comme une poupée, dit Rasa. C’est tout ce que tu as à faire. Sourire, être jolie et obéissante ».
Gayla tourna les yeux vers elle. « Et si je dis non ? ».
Jack Lennon savait qu'une âme humaine pouvait supporter la honte presque jusqu'à l'infini tant que celle-ci restait tapie à l’intérieur de soi , dissimulée aux yeux d'autrui.
Il croyait voir l'infamie logée en lui suinter par ses pores, une exhalaison poisseuse qui contaminait tout ce qu'il touchait.