C'est seulement dans un sens restreint que l'homme veut la vérité. Il désire les suites favorables de la vérité, celles qui conservent l'existence, mais il est indifférent à l'égard de la connaissance pure ; il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices.
Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance.
Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de "l'histoire naturelle", mais ce ne fut cependant qu'une minute.
Après quelques soupirs de la Nature, la planète se congela et les animaux intelligents n'eurent plus qu'à mourir.
Nous croyons posséder quelque savoir des choses elles-mêmes lorsque nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien d'autre que des métaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas aux entités originelles.
Mais l'homme lui-même a une invincible tendance à se laisser tromper, et il est comme ensorcelé par le bonheur lorsque le rhapsode lui récite comme s'ils étaient vrais des contes épiques ou lorsqu'un acteur jouant le rôle d'un roi se montre plus royal sur scène qu'un roi dans la réalité.
Il lui en coûte déjà assez de reconnaître à quel point l'insecte ou l'oiseau perçoivent un monde tout autre que celui de l'homme, et de s'avouer que la question de savoir laquelle des deux perceptions est la plus juste est tout à fait absurde puisque y répondre nécessiterait d'abord qu'on les mesurât selon le critère de la perception juste.
Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d'un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu'on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal.
Comparées entre elles, les différentes langues montrent que les mots ne parviennent jamais à la vérité ni à une expression adéquate ; s'il en était autrement, il n'y aurait pas en effet un si grand nombre de langues.
En l'occurence, les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par un mensonge.
C'est chez l'homme que cet art de la dissimulation atteint son point culminant : l'illusion, la flagornerie, le mensonge et la tromperie, la calomnie, l'ostentation, le fait de parer sa vie d'un éclat d'emprunt et de porter le masque, le voile de la convention, le fait de jouer la comédie devant les autres et devant soi-même, bref, le perpétuel badinage qui partout folâtre pour le seul amour de la vanité sont chez lui à tel point la règle et la loi qu'il n'est presque rien de plus inconcevable que l'apparition, chez les hommes, d'un instinct de vérité honnête et pur.